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Effet de mode...
Posté par windowman le 03/11/2011 00:03:58
Première partie – conjugatus...

Le problème, c'est la conjugaison.

J'ai entendu beaucoup de gens le dire, mais ils pensaient à l'École, sans y voir de la vie. Moi je pense à la vie quand je dis ça. Le problème, oui, c'est la conjugaison.

Quels que soient nos actes – et il faut bien agir, non ? -, il leur faut un mode, un temps. Dès lors, on est piégé. Et c'est ainsi que j'ai été piégé. Complètement acculé par la conjugaison. Comme tous les animaux, l'Homme n'est pas au mieux de sa forme lorsqu'il est acculé. Mais il agit, faute de pouvoir abdiquer sans espérer.

Et c'est dans cette spirale infernale que je suis tombé depuis quelques semaines.


Tout avait pourtant bien commencé : j'étais jeune comme on l'est tous, ou du moins l'étais-je à ma façon, comme il faut bien l'être avant d'être vieux. J'avais mes soucis, peut-être plus que d'autres, mais je croyais les gérer au moins aussi mal que les autres, sinon mieux. Comme tous les jeunes, j'étais en liberté conditionnelle : le rêve au bord des mots, l'acte toujours idéal. Dans mes grands moments, j'osai même le futur ! Quelle confiance alors, quelle foi !... Quelle insouciance, en tout cas.

"J'aimerais", "Je ferais", bref : "je –rais" à tout va. Eh oui, je me souviens même d'un vaniteux "je ferai". Oh, je ne les regrette pas ces paroles jetées au vent comme autant de grappins à l'assaut des murailles de la vie. N'empêche qu'ils ont ripé, mes mots, sur la pierre. N'empêche que le conditionnel, comme le futur, n'accrochent pas à la pierre. Le minéral, ça ne vaut rien en matière d'idéal.

Et puis j'ai continué. Un pas devant l'autre, un rêve derrière l'autre, comme une longue litanie implacable de la vie vers la mort, comme une dernière déambulation dans un couloir à sens unique dans lequel on ferme obstinément les yeux pour ne pas en voir la fin. Bref, j'ai mûri, comme tout le monde : malgré moi.

Orgueil ! J'ai pensé quelques temps être mon propre moteur, être ma propre voile et mon propre vent pour me pousser vers mon horizon, celui-là même que j'osais esquisser à petits coups de crayons clandestins, autrefois, avant que je me croie capable de parler. J'avoue d'ailleurs avec humilité et un peu de honte que je le crois parfois encore... Certains instants, je ferme les yeux et j'ai presque l'impression que je commande la marche du monde, que j'en produis la bande son qui fait le sens du film. Mais ce n'est plus comme avant. Avant que je sois piégé par la conjugaison.


J'avais alors deux vies : l'une que je réussissais malgré moi, l'autre que je ratais malgré eux. Ou peut-être était-ce l'inverse ? Je ne sais. Une scolarité exemplaire disaient certains ; d'autres n'osaient se prononcer, voyant bien qu'une note n'est qu'un chiffre et que ce chiffre ment trop souvent. Seul comme le sont ceux qui pensent et oublient de vivre, seul comme ceux qui croient le mériter et en font une manie. Une famille comme tant d'autres : sans atout et sans excuse. Dans tout ce gris, quelques étoiles : quelques unes à la lumière étincelante comme la vie, d'autres à l'obscure clarté plus sombre que la mort. Ainsi bipolarisé par ces figures, j'ai cru faire mon chemin à coup de "comme ça" et de "pas comme ça". Bah oui : quand on est petit, les gens sont des "ça", surtout ceux qui comptent. Petit à petit, donc, entre psychose et névrose, j'ai escaladé les ans, avalé les marches de la scolarité. Passons. Rien de ce qui m'est arrivé alors n'est inconnu de qui que ce soit, je garde donc mes faux-secrets et mes vrais-semblants.

Un jour, j'ai réalisé que j'avais des réponses. Pas plus que d'autres, mais je savais que c'en étaient. Mieux : mes réponses rencontraient souvent des questions auxquelles elles pouvaient faire rendre grâce ! Alors, bêtement, je me suis mis à les laisser sortir. Une par une, insidieusement. Que quelqu'un passât, sans y penser, une question trop apparente en bandoulière, et paf ! J'y accrochais une réponse. Un sport comme un autre ; on fait ce pourquoi on se sent doué. Et, ma foi, je me suis senti doué ; doué de tant de réponses que même ceux dont c'était le métier virent en moi une relève encourageante. Qui eût cru alors que la relève s'affaisserait si facilement ?

J'ai suivi le cours d'un chemin que se déroulait devant moi sans trop se faire remarquer, et je me suis retrouvé au bord du vide ; vous savez : ce trou béant juste sous vos pieds, celui qu'on n'a pas vu avant et qu'on voit presque trop tard ? Vous y êtes ? Eh bien j'y fus rendu. Soudain. Presque sans l'avoir voulu. Je dis "presque" parce que, comme tous les précipices, c'est un peu moi qui l'ai creusé, même s'il avait été commencé par nos pères. Plus de 15 ans d'études, plus de 180 mois à apprendre des choses et à me spécialiser toujours plus, plus de 5400 journées passées à aligner les briques d'un mur tout autour de moi, rangée après rangée, plus de 130 000 heures à ressasser un même magma de pensées focalisées sur un seul objectif : l'insertion professionnelle. Ma licence de lettres modernes fraîchement en poche, c'est presque la fatalité me poursuivant que j'ai enchaîné sur le CAPES. C'est sans trop y croire, voire sans trop le vouloir, que j'ai préparé bon an, mal an, un concours en voie d'extinction, pour un recrutement illusoire à un poste impossible. Et c'est naturellement sans en avoir les compétences que je me suis vu intronisé. Capétien à la première lice. Couronne sur la tête et sceptre en main, je n'étais même pas royaliste que je régnais déjà...

J'avais déjà perdu nombre de racines au fil des ans et des élections – c'est fou comme le temps et les grandes occasions peuvent révéler notre incapacité à connaître nos proches... -, et c'est en toute continuité que j'en ai perdu encore une poignée pour l'occasion, essentiellement ceux qui, rejetés par le bon peuple de l'Éducation Nationale, se voyaient déçus de ne pas pouvoir à leur tour participer à cette grande mission de sévice public qu'est l'enseignement. Ainsi, brusquement Professeur ès Lettres et Langue Française, je me vis confronté à mon catastrophique problème de conjugaison.


Pour comprendre, il faut déjà saisir quels sont les personnages présents sur scène. Il y a moi, bien sûr, la tête pleine de conditionnels incroyables et de futurs tout aussi merveilleux. Moi qui me trouvais si bien dans ce mode confortable de la projection partielle de soi à travers l'avenir. Moi qui me retrouvais projeté au présent dans la cacophonie de conditionnels et futurs qui n'étaient pas à moi : ma classe. 33 vouloirs braqués dans toutes les directions, 33 désirs et rêves tout aussi légitimes que les miens, mais tous divergents des miens. Entre rêveurs, peut-être aurait-on pu s'entendre. Je ne sais pas. Mais il n'y avait pas que nous. Il y avait le petit peuple des urnes, le grand peuple des JT de 20 heure, et mon patron. Vous savez ce mammouth à la force d'inertie si décriée : eh bien il a une tête. Une tête qui a un chapeau, un chapeau qui a une plume, et une plume qui a une pointe. Bref, des patrons et sous-patrons en cascade ne connaissant qu'un seul mode, qu'un seul temps parfaitement incompatible avec le nôtre : l'impératif. Et c'est sans apéritif que j'ai dû moi-même m'y employer. Et tout est parti de là...


Jeudi 4 septembre de l'an 1 de mon règne. J'arrive dans ce lycée inconnu rempli de visages flous et de silhouettes fuyantes. C'est mon baptême du feu. Un regard, ça peut brûler l'âme jusqu'à en mourir, vous savez. 33 regards, du coup, ça ne rassure pas. Armé de mon épée en bois et de mon bouclier en plastique fourni par mon autorité de tutelle, ma couronne en carton-pâte outrageusement dorée plantée sur mes cheveux dressés de peur, j'observe à travers la vitre de mon aquarium le ballet unilatéral des lycéens entrant pour leur première journée de cours. La première impression, c'est la foule. Comme un flot dans lequel on se sent noyé. Dire qu'on est sensé nager à contre-courant à la seule force de ses bras... La seconde, bien sûr, en tout cas pour moi, c'est le resserrement des entrailles. A croire qu'on voudrait manger le monde tant notre fatras intérieur se tasse sur lui-même pour faire de la place. Je me suis même dit : est-ce ma vie, mon âme, mon essence qui cherche à s'enfuir ? J'avais du mal, à chaque fois que je tirais la chasse d'eau, à ne pas me dire que je me vidais de ma propre vie, de ma propre identité, de moi. Même à l'œil et au nez, on fait corps en ces moments avec ce qui nous quitte. Cette part de nous semble prendre un chemin qui nous semble perdu à jamais et qui pourtant respire la sortie de secours, celle à travers laquelle on attend de pouvoir passer la tête pour reprendre notre respiration. Parce que ce que j'ai oublié de dire, c'est qu'à l'annonce des résultats du concours, j'ai bien été forcé d'arrêter de respirer. Pas que j'aie tant tenu à cesser ce va et vient régulier qui m'avait si longtemps bercé, mais je n'y arrivais plus. Dès lors, je me suis changé en trou noir : je m'effondrai sur moi-même, petit à petit, devenant de plus en plus dense, de plus en plus petit à l'intérieur, de plus en plus serré. Sauf que je n'ai même pas bénéficié des avantages en nature liés à ce nouveau statut : aux clous la gravité attendue, celle qui attire à soi tous les astres perdus, des plus brillants aux plus filants. Mon trou noir à moi ne dévorait que moi.

La troisième impression, c'est l'apesanteur. On se sent comme sous l'eau. Les habitués des lieux et de la condition suivent chacun des ellipses compliquées et rapides, nerveuses et assurées – fuyantes ? -, et je suis là, moi, trou noir en formation perpétuelle, m'effondrant toujours plus et me levant pourtant, me ratatinant toujours plus et évoluant entre ces êtres grouillants que sont mes collègues, puis la masse fourmillante des élèves. Je fends le flot tel Moïse la Mer Rouge. Mais aucun peuple ne me suit, et aucun Dieu ne me guide : je suis seul dans l'aventure. Je traverse cette cathédrale du savoir au ralenti, trop vite pour pouvoir me trouver, trop vide pour pouvoir comprendre. Un couloir, long, encombré d'une masse de jeunesse en ébullition aux multiples courants mystérieux. Et c'est la quatrième impression : le bruit. Un tel vacarme de voix, un tel brouhaha de vie qu'on en est jeté hors de soi-même comme un locataire devenu mauvais payeur. A la porte de soi-même pour cause d'invasion juvénile. Les yeux se ferment intérieurement, la conscience s'obstrue : la carapace se forme, se ferme, m'emprisonne. Et c'est presque autiste que j'atteins la porte chiffrée, lieu de mon sacrifice. La clef entre et tourne. Je reviens un peu en moi, je rouvre mes yeux fermés derrière mes yeux ouverts, j'esquisse un sourire avenant sur une grimace d'horreur et je salue cette brassée de faisceaux dont je suis devenu l'une des Parques. Le problème, c'est que j'ignore laquelle : celle qui file, celle qui tend ou celle qui coupe ? Pourvu que je ne m'emmêle pas dans leurs destinées ! Je fais comme j'ai vu faire. J'essaie d'exister face à toutes ces vies.

Présentations. J'essaie de me présenter, mais entre les mots, c'est un autre, déjà, qui est présent et qui se montre. C'est un autre que moi devant ces 33 visages attentifs, anxieux et pourtant déjà presque partis. Sensation d'amertume. La cinquième impression est la plus difficile : c'est l'amer à boire. Et on en boit trop, jusqu'au-delà de plus soif, à en vomir sa propre vie, à en mourir. Dédoublé malgré soi, on assiste enragé et soumis, impuissant, au grand jeu de la désillusion perpétuelle. C'est que donner des réponses aux questions qu'on me soumet, je sais faire, mais donner des réponses à des questions qu'on ne pose pas, poser des questions à ceux qui n'ont pas de réponses et, de manière générale, brasser des questions qu'on est seul à comprendre – et encore... -, là, je ne sais pas. Je fais des effets de manche, je bouge la couronne pour qu'ils soient aveuglés par les dorures, mais je sens bien que je ne suis pas convaincant en illusionniste. A commencer par moi, mon spectateur le plus implacable, qui me toise de bas en haut et, méprisant, détourne les yeux avec dégoût. Et eux, entre l'échec scolaire et la tyrannie sociale, forcés un instant à mettre leur vie entre parenthèse pour se préparer à l'épreuve du bac, forcés de s'arrêter de vivre leur vie pour l'artifice d'une pensée étrangère, d'une culture surannée et incompréhensible, embarqués le temps d'un battement de cils dans un OVNI qui les redépose à la sonnerie tout étourdis sur les rails de leur vie. Bref, le choc entre plusieurs univers qui se percutent, qui se frictionnent, produisant force chaleur et explosions, mais incapables de se fixer un axe commun. Et pour cause. Suis-je une étoile motivante pour des astres dont l'ellipse tourne déjà depuis des années autour d'une lueur familière ? Je ne suis qu'un météore, qu'on regarde passer dans le ciel le temps d'un vœu, puis qu'on oublie sitôt le jour revenu. Et moi, dans tout ça, je fais les montagnes russes : j'escalade des Everest de préparation chez moi, je bricole des panacées de génie et des révolutions éducatives, je vibre de l'émotion du pédagogue qui façonne un monde meilleur, qui en a le pouvoir et la liberté. Puis c'est la grande descente en classe. Dès que la porte se ferme, je sens bien que je suis pris au piège. Le tableau vert me toise par derrière, le bureau guette mes faiblesses, et je résiste médiocrement à la poussée du regard collectif.

Reste la vitesse. La sixième impression. Vitesse changeante, offrant tous les possibles, mais pour moi uniquement une traîtresse infâme qui me tend piège sur piège. Et coup sur coup. Capétien n'est pas un métier. C'est un sacerdoce, une charge permanente. Depuis que je ne suis plus étudiant, je l'ai redécouvert. Comme tous les corps lancés dans le vide, j'avais connu durant 24 ans une accélération notoire du temps qui me faisait craindre de quitter la route au moindre virage. Mais, au moins, le temps restait fidèle. Les années étaient des années, toutes scolaires, toutes réglées au pas des devoirs et examens. Et là, toc ! Le nouvel ordre se place et tout est chamboulé. Je n'ai plus d'habitudes et on m'en redemande d'autant plus. J'ai perdu mes repères et je dois en donner. Bref, c'est l'aveugle aux commandes du bus, le sourd à celles de l'orchestre et le muet à la tribune des aveugles. Je suis privé de sens, et je dois en donner en quantités impossibles. Impensable. Ô Réalité, quand tu dépasses la fiction et mets les cauchemars en lieu et place du rassurant retour du soleil ! Ainsi le temps qui me laissait en paix dans mon accélération progressive vers la mort s'est-il mis à me faire des croche-pied. Accélérant et ralentissant sans cesse, toujours pour me compliquer la tache, me perdre, me faire tomber. D'un cours à l'autre, le temps éternisé me remet en classe de nouveau plein de trac, tandis que l'intervalle m'est juste assez grand pour que sur mon sommeil je prenne le temps de travailler, encore et encore, à ma désillusion inéluctable. Et non content de me manger la vie et les loisirs, le sommeil et la santé, le temps encore joueur vient jusque dans ma classe célébrer son triomphe : il me laisse tantôt abêti, le cours étant fini bien avant qu'il soit temps, et tantôt il me coupe au milieu d'un élan. Toujours il se présente pour me ronger le foie, cet organe sensible exposé à son bec. Et je reste éploré, ma torche encore fumante au milieu des décombres.

Comble des impertinences, vient le temps de la note. Je l'ai tant reçue qu'on me croit capable de la donner. Mais est-ce possible d'être juge suprême quand on n'a pas d'épaules ? Est-ce que ce bon vieil Atlas aurait eu la Terre à porter s'il avait été frêle et cassant ? Qu'évaluer, quand on ne sait même pas ce qu'on apporte, ce qu'ils reçoivent et ce qu'il en reste ? J'aime le spectacle de l'absurde, mais pas quand je suis moi-même sur la scène : trop angoissant ; trop désespérant. Et pourtant, mon devoir est bien là : toute ma compétence, tous mes efforts vont dans ce but ultime : la note. Ce chiffre qui proclame le succès du savoir, l'échec du professeur, la ruine de l'élève. Et ce pouvoir du chiffre, il m'a été confié, imposé. Aussi je me résigne et pose mes questions. La récolte étant faite, je sépare le bon grain de l'ivraie, distribuant lauriers et couronnes d'épines. Au final, une classe moyenne et somme toute homogène. Rien de catastrophique, rien non plus de brillant. J'y vois une chance de plus, et m'en réjouis d'avance, de pouvoir compenser mon incompétence par leur savoir-faire. Et on me fait reproche, malgré de vaines pudeurs, d'encombrer par mes notes la filière littéraire de probables débris. Suis-je donc complaisant, ou bien le monde est moche, qu'on me force à tirer vers le bas des élèves moyens ? Faut-il les mettre en difficulté, en échec, pour faire bien mon travail ? Est-ce évaluer bien que de noter trop sec ? Je voudrais pour ma part les mener en douceur d'un succès trop facile au triomphe modeste. Mais si je suis le seul à oublier l'élite, ne suis-je pas en faute ? Est-ce bien enseigner que d'accepter un temps la médiocrité d'un élève ? Et je sème à tout va des questions en désordre, et je rends pour monnaie des poignées de notes pâles. Cela nous fatigue tous mais m'assure un moment le contrôle de la classe. Jusqu'à quand ?

Bref, vous l'aurez compris, ces débuts sont difficiles. Mais de tout, l'amertume est bien ce qu'il y a de pire. Et comble de malheur, j'ai de la chance : j'ai une bonne classe. Qu'est-ce qu'une bonne classe, me direz-vous ? C'est une classe qui avance à peu près dans le même sens que l'institution. Et ça n'est pas si courant. Moi, j'ai cette chance. Et c'est ce qui accroît d'autant mon amertume. La frustration fait partie de l'exercice du métier, soit. Le sentiment d'échec est un fidèle compagnon de carrière, soit. Mais quand la classe a tout pour fonctionner, d'où vient que ça ne marche pas sinon de moi ?

Et celui qu'on a mis là pour sa capacité à donner des réponses devient une machine à questionner, une fabrique à doute existentiel. Un animal acculé par une nécessité alimentaire et sociale autant que par un désespoir sans échappatoire. Et c'est ça qui se retrouve à la tête d'une classe de 33 âmes. 33 âmes qui attendent qu'on les forme pour le baccalauréat. 33 destins confiés avec inconséquence à leur bourreau. Finalement, je dois être la Parques qui tranche, celle qui ôte la marche au moment d'y poser le pied. Et pour un an, je vais devoir faire illusion, survivre. Pas pour moi, mais pour eux. Eux qui n'ont rien demandé mais qui ont droit à ma compétence. Eux qui avancent et moi qui dois bien les y aider, malgré mon inertie soudaine. Alourdi des apparats du savoir, je ne parviens plus à rien. Ces brillants et énergiques atomes de connaissance qui savaient si bien s'associer pour faire jaillir la lumière au milieu des interrogations, voilà qu'ils ne sont plus qu'une vague soupe morte, vaguement nauséabonde et en tout cas parfaitement stagnante. Et j'ai beau l'étaler sur toutes sortes de support, l'aspect reste sordide et l'odeur repoussante. Et eux qui attendent, me regardent, sont élèves jusqu'au bout de leurs stylos, ne voient pas qu'ils n'ont pas de professeur. Ils ne réalisent pas qu'ils n'ont face à eux qu'un poussin mal éclos, qu'un brouillon d'assistant d'éducation en toge magistrale. Qu'un étudiant comme eux jeté sur une estrade, qu'un élève comme eux qui tremble encore bien fort dès qu'il n'est plus dans l'ombre de ses maîtres. Mais la main de mes pères est devenue main de pairs, transparente et vaporeuse, inexistante ; n'en reste qu'une vague menace, qu'un chantage à la discrétion. Et moi, à découvert, en faillite.


Les semaines passent et la tribune se perd en échos venteux. Les 66 yeux fatigués peinent à rester braqués sur moi, moi qui peine à soutenir leur regard unique et pesant. Quelques encouragements m'accompagnent mais ne m'atteignent pas. Je vois, j'entends, je sens : je ne suis pas à la hauteur. Ma boussole m'a indiqué longtemps le Nord, mais à force d'avancer, j'ai fait le tour de mon erreur et me revoilà à mon point de départ, confus et déprimé. Suis-je sur le bon bateau ? Je vois bien que je fais des progrès, mais il reste tant de chemin à parcourir pour regagner mon propre respect que je désespère d'y parvenir... Le marais de ma voix creuse peu à peu un lit qui fait de mes méandres un cours plus harmonieux. Mes berges affermies permettent désormais qu'on s'y baigne les pieds. Je sens les jeunes baigneurs qui songent à se baigner. Mais l'eau est encore froide, et le flot trop rapide. Je me vêts de genêts et mouche tous mes saules, je coasse mes grenouilles et dresse mes criquets pour faire de ce milieu un lieu de vie pérenne. Mais le béton affleure et le savoir oppresse. La vie n'est pas encore la bienvenue ici.

Puisque mes soins aimables sont trop insuffisants, j'aiguise mes paroles et pointe mes aigreurs. Ainsi armé de frais, je crois gagner du temps, mais ma mise s'affole et je refais erreur. Je suis un faux méchant et un vrai imbécile. Mauvaise autorité et mauvais orateur, je n'ai que peu d'atouts pour entraîner vers moi ces jeunes apathiques. Et je rame, par conséquent. Mon canot prend l'eau, et si j'écope à peine, je rame encore un peu. L'épave s'en va sombrant tandis que je m'abîme. Est-ce un métier trop dur, ou ma tête est trop faible ? Il me semble impossible d'arriver à faire front ; ces 33 enfants n'ont pas en moi leur maître : quels que soient mes efforts, ils sont insuffisants, et pour une victoire j'ai des échecs par cent !


10 Novembre. Première retenue. Aveu d'échec ou bien l'homme redresserait-il la tête derrière son ombre ? Comment être sûr ? Certes le comportement de l'élève était condamnable. Mais n'en étais-je pas la cause profonde, moi qui perturbe à peine la surface de leur eau ? N'en étais-je pas la raison, moi, falaise d'argile face à ces flots vigoureux qui au fil des marées me laissent tout érodé, exsangue ? Et tandis que l'une de mes ouailles s'occupait à sonder la trop mince épaisseur de mon costume de prof, une autre s'endormait pour des cieux plus plaisants. Combien d'élèves, en réalité, peuvent se contenter de moi ? 5 ? 7 ? Au maximum... Les autres bavardent pour passer le temps, rattrapent leurs arriérés de rêves. Quelques uns, mes sauveurs, participent pour combattre l'ennui. Combien me suivent réellement dans ma laborieuse progression ? Combien parviennent à ne pas se perdre dans les ombres de mes implicites ? Dans les chausse-trappe de mes maladresses pédagogiques ? La première année d'un prof devrait être virtuelle. C'est criminel de jeter une brassée de jeunes gens en pâture à l'incompétence. Combien de classes un prof saborde-t-il avant d'être capable ? Combien de scolarités accepterai-je de gâcher avant de renoncer ? Mesdames et Messieurs les constructeurs de jeux vidéo : voilà votre défi ! Comme jadis les praticiens du théâtre ont su défendre leur art contre les attaques des dévots imbéciles en en vantant les vertus morales, créez un jeu ou le jeune professeur n'aura pas à porter sa vie durant la culpabilité d'avoir fait payer son apprentissage à quelque jeune fragilisé. Offrez-nous un monde virtuel où faire nos premières passes, nos faux élèves, une fausse école. Soulagez notre conscience. Protégez ces innocents... Voilà que je rêve à nouveau. Était-ce une prière ? Il est des moments où le désespoir touche à la foi, atteint de tels sommets qu'on en tutoierait Dieu. Moi, Dieu, je le boude depuis toujours. Je le boude parce que, rien à faire, je ne peux pas croire en lui ; rien à faire : il n'a pas sa place dans le monde que je peux observer. Rien n'est assez bien ou assez mal pour qu'une main supérieure ait eu à en fouailler la pâte. Ne restent que les hommes sur un caillou stupide, qui se prend pour une toupie dans le vide intersidéral, donnant la nausée à toute la création. Et dans ce tourbillon, moi, toujours moi, perdu en moi-même dans la foule frénétique.


A côté de cette ombre qui rêve d'être étoile, il y a mon autre moi, celui qui vit, celui qui regarde l'autre en se moquant, un peu compatissant, mais méprisant beaucoup. Et moi, loin de tous ces troubles, j'ai largué les amarres. Au bout de mon tunnel je découvre une terre qui a tous les attraits d'un tout nouvel éden. J'y ai trouvé l'amour, j'y ai trouvé la sérénité, j'y ai trouvé ma place, qui m'attendait, là, comme depuis toujours. Et avec ma femme, nous multiplions notre paradis, formons notre sainte trinité rien qu'à nous, notre triangle des Bermudes où s'épanouir en paix. Et entre ces deux pôles on me ferait trancher ? Qu'on me donne un jardin où cultiver la terre et je jette aux orties tous mes beaux idéaux, tous ces credos absurdes, toutes ces velléités de transformer le monde. Le prof n'est pas épais sur la flamme du vivant, et il en faudrait peu pour qu'il s'embrase et meure. Mais l'ironie du sort, c'est que je suis coincé. Poussé à l'incompétence par l'impératif de mon patron, ma retraite est coupée par les impératifs de toute une société. Forcé d'être ce que j'ai déjà peine à devenir, je ne peux demeurer sous peine de pourrir... Que faire quand on ne sait pas faire ce qu'on attend de nous, et que personne ne veut de ce que l'on sait faire ? Que faire quand on n'a pas la compétence que l'on se prévoyait et qu'aucune autre issue ne peut nous libérer ? Il faut bien manger, oui, mais me changerai-je en ogre afin d'y arriver ? Resterai-je enseignant pour nourrir ma famille du sang de mes élèves ? Ou sacrifierai-je ce que j'ai de plus cher (mon âme) à ce que j'eus de plus sacré (mon utopie) ? Parce que oui, il y eut une époque où j'étais un bâtisseur d'utopies. Et dans mes rêves, les utopies étaient solides. Elles étaient tout pour moi : le sens à ma vie, la compensation de mes souffrances, mon martyre, mon estime de soi. En m'offrant l'impensable, ma femme a relégué le rêve à l'état de fantôme. Un spectre qui continue de me hanter lorsque je me complais dans mon bonheur conjugal si parfait. Je suis entouré de chaînes qui bruissent perpétuellement avec fureur. La solution est dans le loto. Sauvés des dangers de l'insertion sociale, la société et moi serions réconciliés. Mais voilà : si je ne crois pas en Dieu, comment croire au loto ? Soyons sérieux un instant. Père au foyer, je serais comblé. Mais comment faire ça à ma femme ? Elle aussi est professeur, et elle aussi a un problème de conjugaison. Ses bambins sont plus jeunes et l'enjeu plus lointain, mais elle boit l'amertume au moins autant que moi. Il va donc bien falloir que je me résigne à essayer d'être meilleur que je ne suis. Il va donc bien falloir que je m'accroche, tant pis pour mes élèves, et que je devienne, que je me fasse au rôle qu'on me fait jouer. Et si jamais... On verra alors. Sait-on jamais si les lendemains ne seront pas plus gais que les jours passés ou présents ?


Le clocher solennel de mon enfer personnel résonne de tintements furieux : le conseil de classe s'est avancé. J'y vais traînant des pieds, j'y vais la peur au ventre. La sentence collégiale est pourtant sans appel : ma classe est banc de moules attendant la marée, et il n'est pas de vague qui peut les pousser. Je devrais être rassuré de voir mes collègues si expérimentés à la fois si agacés et si démunis face à mon calvaire finalement partagé, mais je n'en sors que plus vide. Ainsi ce n'est pas moi, ou c'est pire avec moi ? Comble de déraison, c'est en français que mes élèves ont leur meilleure moyenne ! Elle n'est pourtant que médiocre, cette moyenne, au vu des exercices évalués, mais elle me marginalise vis-à-vis de mes collègues. J'encombre potentiellement la filière littéraire de débris inexploitables. Et n'ai-je pas dorloté mes élèves en leur épargnant le choc d'une confrontation douloureuse à des exigences qu'ils n'auraient pu tenir ? N'ai-je pas cultivé chez eux leur paresse naturelle et leur culte du moindre effort ? Que leur ai-je donc apporté, au final ?


Je retourne à mon poste encore plus hésitant. Alors qu'il me faudrait distribuer d'énergiques coups de pied au derrière, je prie dignement leur maturité de bien vouloir exister enfin. Et ma tutrice aimable qui me voudrait cassant constate avec effroi ma gentillesse idiote. J'ai fini la mixture pré-mâchée par l'I. U. F. M. Et dont je ne comprenais pas la recette. J'ai depuis entamé un menu de mon crû qui, bien que les ingrédients et la recette me soient connus, ne semble pas plaire à mes gourmets. Ils font la fine bouche et laissent de côté tous les meilleurs morceaux. Désespérant. Le Cid ainsi défait en serait presque honteux. Je ne tiens plus debout qu'à force d'habitude et attends les vacances avec fébrilité.

Plus qu'une semaine. Le vieux bonhomme en rouge me gâte d'une douzaine de jours et d'autant de nuitées pour me ré-assembler. Plus que cinq heures de cours et je suis libéré. Lundi, 8h30, j'arrive devant ma classe regonflé par la promesse des vacances. Je brandis ma Chimène et secoue avec conviction mon Corneille, sans que mon auditoire brille par son activité. A la fin de l'interclasse, mes élèves se font attendre dans le couloir. Étrange. Se moqueraient-ils du monde ? Je finis par sortir pour les moucher un peu : "Qu'attendez-vous pour rentrer ? Que je vienne vous chercher ? Allez ! On reprend !". Rien, de tel que les élans du cœur pour rompre un blocus spontané ! Mes élèves rentrent en silence ; atmosphère inhabituelle... Sur ma lancée, j'assène le coup final : "Puisque vous n'êtes pas capables de respecter un simple horaire et, par conséquent, de me respecter, la pause du lundi matin est supprimée jusqu'à nouvel ordre. Tout dépendra désormais de vous". Ma tutrice serait fière. Je ne le suis pas moins. Sans le savoir, j'ai fait avorter la première tentative de ma classe de se rallier au mouvement lycéen de grève qui débutait le matin même. Ce n'est qu'une heure plus tard, pendant la récréation qui suit mon cours, qu'ils parviendront à rassembler leurs forces pour entrer de plain pied dans le mouvement. En attendant, je poursuis sur ma lancée : théâtre classique et mélange des genres. Face à moi, le front d'hostilité laisse peu à peu la place à une étendue de ciel dieppois plus habituelle, constellée de cerf-volants dont je ne sais pas manier les ficelles. Bercés par des vents supérieurs, ils ne m'écoutent presque pas. Malgré la longueur de mon bras – ne suis-je pas la somme des bras de tous les parents ? -, je ne parviens pas à maîtriser leur vol pour le rendre plus altier, plus gracieux, plus lumineux. Fi des Albatros, ce sont des moineaux que rien ne peut atteindre. Le dernier cours de l'année se déroule sans surprise, bonne ou mauvaise. Je rentre chez moi, mes bribes d'enthousiasme ressuscité de nouveau écroulées. Jeudi, pas d'élèves. Vendredi pas plus. Le blocus est prétexte à des vacances anticipées. Pour eux comme pour moi. Mon esprit s'allège du labeur des semaines passées.

Ah ! Les vacances ! Plénitude incommensurable du temps à soi rien que pour soi ! Et du travail en paix. J'aligne corrections et préparations. Mes élèves n'ont rien appris, rien suivi, rien compris : je ris devant leurs devoirs improbables. Jaune, le rire. "Fonction de la comédie ? Le tragique". Évidemment. Désolation et frustration. Tant d'efforts en vain ! Qu'à cela ne tienne : ma prochaine séquence sera encore meilleure ! Le Cid n'a pas convaincu ? Ils vibreront de l'histoire de Frankenstein ! Enthousiasme à nouveau, optimisme. Les vacances filent comme le vent au son du clavier laborieux et des rires de fêtes. Enfin, (bonne année ?), c'est la reprise. Progressive, la reprise. Neige et verglas oblige, les retards s'égrènent tout au long du premier quart d'heure, le mien en premier. Mon appel s'éternise devant le regard impassible de ma tutrice, fidèle à son poste. Enfin, la classe paraît complète et nous commençons. Du moins le pensais-je : mauvaise pioche. L'élève interrogé ne peut m'expliquer de quoi parle la pièce que nous étudions depuis trois semaines. Je bous. Personne ne vient en renfort, ou si mal : j'explose. "Vous n'avez apparemment pas pris la bonne résolution de travailler et de vous comporter comme des élèves de seconde. Prenez une feuille : vous avez 15 minutes pour me résumer la pièce de manière à présenter les personnages et faits essentiels. Je ramasse et note dans un quart d'heure. Travail individuel et en silence !". Quelques uns râlent, que je réduis immédiatement en charpie. Ma tutrice jubile. Faut dire qu'avec mes deux heures de sommeil la nuit passée – ma femme m'avait aidé à peaufiner ma séance du lendemain – et mon mal de tête naissant au bout d'à peine un quart d'heure de cours, je suis moins patient qu'à mon accoutumée. Je distribue quelques heures de retenue aux bavards impénitents qui n'ont pas eu l'intelligence de comprendre que ce n'était pas la journée pour me négliger. Les résumés récoltés et quelques remarques assassines plus tard, je mets enfin à l'épreuve le questionnement que ma femme m'a aidé à élaborer. Impeccable. C'est donc ça guider une analyse d'élève ? Fallait-il qu'un professeur des écoles débutant me le fasse découvrir !? Désopilant, ou déroutant. Bref, la meilleure séance et de loin : j'ai tapé du poing sur la table et ils ont travaillé. L'espoir renaît.

Ah ! L'espoir ! Créature éphémère, fruit d'un esprit déséquilibré qui ne cesse d'oublier qu'il chute ! Frankenstein n'a su créer l'étincelle de curiosité que j'espérais voir naître dans leurs regards blasés... La seule séance qui a fonctionné ? La projection de la première adaptation cinématographique du roman de Mary Shelley : 12 minutes d'un film muet et surjoué, entrecoupées de sessions de réflexions, de comparaisons avec le roman. Un bain bouillonnant d'un intérêt inédit. On nous demande de faire en sorte que les élèves côtoient les textes originaux, s'immergent dans une langue noble et écrite qu'ils doivent désirer acquérir. Et pourtant, l'image supplante en quelques instants des semaines d'efforts éreintants et vains. Au contrôle, ils ont surtout retenu les détails visuels du film, souvent en décalage, voire même en contradiction avec le roman lui-même. D'espoirs déçus en illusions de réussite, l'année s'écoule, essentiellement stérile. J'aligne ma notation sur celles des collègues et les moyennes se posent, lentement, sur le sol fangeux où se complaisent les élèves, entre provocation et misérabilisme résigné. Une poignée de redoublements, une brassée de réorientations vers des filières moins théoriques, quelques passages prudents en première générale. Tout le monde se satisfait d'un nouveau tri sélectif qui ne conduit à rien de neuf. Une expérience professionnelle désabusante. Mais pas déculpabilisante.


Deuxieme partie – mon principal fleau...

Après une année de "formation" à l'enseignement du français et de la littérature en seconde, et une année de stage en "responsabilité" en classe de seconde qui en a montré l'insuffisance, je suis, suivant une logique qui n'appartient qu'à l'absurde, replacé face à des collégiens. Eh oui ! Le statut noble de l'enseignant ès lettres en lycée est l'apanage des preux agrégés et des fiers anciens combattants. Certes, je n'avais pas souhaité le lycée, et j'avais même ardemment demandé le collège, mais cette affection aurait été la mienne de toute façon.
Ancien assistant d'éducation en collèges, je me réjouis à l'avance de retrouver un public que je connais mieux, que je sais plus remuant, certes, moins motivé par l'école, certes, mais tellement plus vivant, si présent face à moi, qu'il se passera enfin quelque chose ! Je suis stressé, évidemment, bien que moins que pour la rentrée précédente, mais une partie de moi se sent rassurée par ce retour dans un univers familier. La salle des professeurs, elle, reste la même que dans la plupart des établissements : une fourmilière bruissante dans laquelle je ne suis qu'un être insignifiant écrasé par les voix des autres.
Premier jour : j'ouvre ma porte au sang jeune et torrentueux qui coule joyeusement dans le couloir. J'observe mon rang, bien campé sur mes pieds affermis, bras croisés et sourire confiant. Je suis prêt ! Je compte mes ouailles : il m'en manque la moitié. Ah bah non : en fait, ils ne sont qu'une vingtaine. Bouffée d'oxygène ! Installation, présentations, débuts intimidés chez eux, à peu près assurés pour moi. Tout commence pour le mieux.
Les semaines s'écoulent et la réserve des débuts fait peu à peu place à une décontraction croissante des effectifs. Certains se montrent plus tapageurs, d'autres plus insolents. Les bavardages s'accumulent et le travail s'amenuise. Premières tentatives de reprise en main. Premiers échecs. Si je crie, j'obtiens le silence quelques secondes, mais les bavardages reprennent dès que je rouvre la bouche. Manifestement, malgré moi, tout dans mon attitude semble les encourager à n'en faire qu'à leur tête. J'accrois la difficulté, poussé par les impératifs des programmes, et les notes s'écroulent peu à peu. Tant que je ne leur demandais que des choses simples qu'ils savaient depuis longtemps, les acquis sauvaient les apparences, mais la stérilité des heures passées avec eux en classe me réjaillit bientôt au visage. J'adapte mes cours, je tranche, je recuisine, j'intègre de nouveaux ingrédients plus appétissants, mais rien n'y fait : élèves passifs ou paresseux, travail inefficace ou inexistant, en vain. Les notes sombrent dans le rouge malgré tout.
Première convocation par mon chef d'établissement. Les notes sont trop basses, je serais cassant avec les élèves, voire méprisant. J'explique que je pèche au contraire par un manque de sévérité que je peine à corriger, que je tente de récupérer le contrôle de la classe en disputant, punissant ou excluant les élèves posant problème de manière à pouvoir travailler avec les autres, mais que mon action reste inefficace : ils ne suivent pas, bavardent et ne travaillent pas, quelle que soit la simplicité de l'exercice. Il me soutient en m'informant que des parents se sont plaints et que lui et son adjoint ont déjà dû désamorcer quelques démarches agressives de la part des parents. Je l'ignorais et m'en retrouve déstabilisé. Par ailleurs, bien que mes élèves n'aient pas de manuel de français, qu'on ne puisse leur réclamer l'achat de livres car ils manquent d'argent et que le collège n'ait pas les moyens d'acheter de livres de lecture, on m'accuse de faire trop de photocopies. Enfin, on me reproche de négliger mes devoirs en ne surveillant pas les élèves que je mets en retenue (heures supplémentaires qui me coûtent de l'argent et pour lesquelles je ne suis pas payé, et l'une des missions du personnel de surveillance de l'établissement). Ainsi chahuté par ma hiérarchie, les élèves et leurs parents, sans issue ni réponse, je multiplie les repêchages, arrondis les angles pour le conseil de classe.
Je continue de ramer dans ma galère, contenant à grand peine la dissipation des adolescents dont j'ai la charge, développant à grand renfort d'imagination des supports et des approches plus ludiques, et une rigueur plus stricte. Je tache d'affermir mon autorité pour mieux parvenir à diriger les activités de ma classe, mais la passivité demeure un handicap indépassable.
Nouvelle convocation. On me propose l'intervention d'un conseiller. J'accepte, bien sûr, la visite de l'adjoint qui vient observer quelques uns de mes cours. Il constate effectivement ma difficulté à parer à l'agitation des élèves et liste les observations que j'avais moi-même déjà faites. Il me propose des pistes que j'ai pour la plupart déjà tenté d'appliquer et nous laissons passer un peu de temps. Vainement. L'inspecteur est donc dépêché pour évaluer la situation. Une heure d'observation en classe, puis une heure d'entretien avec elle. Je suis résigné à m'entendre rappeler mes faiblesses, mais aussi satisfait de la séance : entre la présence du principal et celle de l'inspectrice pendant le cours, mes élèves se sont tenus impeccablement et ma séance s'est prodigieusement passée : le débat a eu lieu comme prévu, la participation s'est faite en toute intelligence et respect des tours de parole : bref, c'est ma meilleure séance de l'année. Pourtant, l'inspectrice, froidement, mène un procès en règle. Bien armée par mon principal, elle frappe partout où ça peut faire mal. Professionnel, je contiens mon émotion, tâche de lui expliquer ma démarche et mes tentatives pour compenser ou corriger mes difficultés, je me vois opposer une hostilité encore plus marquée : mon contrôle de soi devient un défaut qui me rend antipathique. Face aux critiques du principal et de l'inspectrice, mon absence de sanglots est interprétée comme une preuve de mon manque d'intérêt ou de scrupule pour la situation. Nouvelles évidences sur ce qui ne va pas et que je dois améliorer, puis on se quitte : elle satisfaite d'avoir coincé le salaud paresseux que je suis, moi dérouté d'avoir été ainsi agressé par une personne qui ne m'a vu qu'une heure.
Le temps s'écoule autour de moi, me laissant abasourdi. Que fais-je dans cette institution, dans un costume trop large pour mes petites épaules ? Méprisé par les élèves, les parents, la hiérarchie, ignoré par les collègues... Je puise un réconfort certain mais à peine suffisant dans la chaleur de mon foyer, mais c'est une deuxième année bien amère qui s'achève pour moi. Les grandes vacances s'annoncent comme une lumière au bout du tunnel. Je ne pourrai pas faire ce travail encore longtemps en ayant à ce point l'impression de ne servir à rien et de faire tout mal.
La seconde année s'annonce mieux : fort de mes erreurs de l'an passées, je ne peux faire que mieux. Amélioration significative, je suis parvenu à obtenir une décharge d'une classe pour exercer en classe de F. L. E. Auprès d'une poignée d'élèves non francophones. C'est une bouffée d'oxygène qui m'aide à apprécier ce début d'année et à reprendre confiance en moi.
Hasard étrange, cette année me voit privé de toute salle officielle : j'exerce donc mon métier dans une dizaine de pièces différentes, courant à droite à gauche et d'un étage à l'autre avec mes sacs et cartons de livres. De nouveau confronté aux bavardages, je redéploie ma batterie de punitions et sanctions, sans résultat visible. Afin de solidariser et motiver mes classes, je monte un projet culturel et éducatif à même de mobiliser des élèves de cinquième passifs et peu intéressés par l'école, mais ce projet se voit refuser tout financement, et sans aucune raison valable. Mon nom seul sur le document semble avoir légitimé son refus.
Indigné, je demande à voir le principal, qui me fait revenir plusieurs fois car il est occupé. Enfin, il argue que mon projet ne semblait pas assez pédagogique et qu'il s'avérait trop coûteux, alors que tout un tas d'autres vœux ont été comblés alors que leur formulation et leur coût étaient bien plus problématiques. Alors que je tente de comprendre précisément ce qui a posé problème, je me vois rappeler que mes propres insuffisances en tant qu'enseignant devraient m'inciter à moins d'ambition. Il ajoute alors face à mon trouble d'être ainsi provoqué qu'il a d'ailleurs dû s'opposer à certaines de mes demandes de stage car, selon lui, je m'éparpillais. Moi qui essaie de motiver mes élèves par des projets stimulants et originaux, moi qui cherche à combler les lacunes de ma formation pour être meilleur enseignant, je me vois donc privé de tout moyen d'action sous prétexte que je suis déjà trop en difficulté. Sous-entendu : je suis, au mieux, un incompétent doublé d'un débile.
Outré par ce soutien évident de ma hiérarchie, blessé de devoir toujours apprendre les informations qui me concernent avec un temps de retard et à la manière d'un ultime coup de poignard dans le dos, je décide de solliciter une autre institution pour le financement de mon projet. Même veto de mon principal, alors même que nous sommes plusieurs enseignants sur le projet. Il me convoque à nouveau pour me brimer de mes ambitions et de ma stupidité crasse. Découragé, je laisse tomber mes efforts pour enrichir ma pratique enseignante de cette manière.
Découvrant à la médiathèque de ma ville des jeux éducatifs et des albums propres à stimuler et faire progresser mes élèves non francophones, je dépose au secrétariat de mon collège un formulaire qui me permettra, une fois tamponné aux armes de mon collège, de faire établir une carte professionnelle d'emprunteur. Quelques jours plus tard, alors que j'ai plusieurs fois croisé le principal dans les couloirs, la secrétaire m'apprend que mon chef refuse de signer ce document – somme toute anodin – car il ignore si je compte en faire un usage personnel ou professionnel. Encore une fois, je me heurte à sa suspicion et à son hostilité, à son exercice du pouvoir qui semble s'épanouir dans un sadisme qui trouve son terrain d'expression favori à l'encontre de ma personne.

Et l'année se déroule, d'absence de réussite en demi-échecs, de regrets en frustrations, dans une fatigue morale et physique qui vous érode comme une falaise calcaire au bord d'un océan de larmes acides. Vous avez toutes les missions, toutes les responsabilités, tous les espoirs des jeunes, de leurs familles, de la société... Et rien pour vous y préparer, rien pour y parvenir, rien d'autre que votre acuité à formuler des diagnostics et des constats : votre impuissance à combattre une hérédité sociale et une fatalité sociétale qui, bien qu'absurdes et totalement construites par l'esprit de l'Homme, n'en demeurent pas moins inébranlables faute de moyens humains et pédagogiques. L'Ecole, et nous en première ligne, chargés de manier la carotte et le bâton pour diriger tous ces moutons de Panurge vers un abattoir déguisé en plateau de téléréalité.

Heureusement qu'il y a les vacances...

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