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Justice et efficacité économique
Posté par snake08 le 02/08/2012 00:06:41
Le welfare state (état de bien être) consiste à organiser le bien-être de la population par le développement d'un système de protection sociale unifiée qui doit libérer l'homme du besoin et permettre une égalisation des chances entre des individus aux capacités financières différentes. L'État acquiert ainsi un rôle essentiel dans la redistribution des revenus, ce qui permet d'entretenir la consommation et la croissance. De ce fait, l'efficacité économique semble être indissociable de la justice sociale. Toutefois, nous remarquons que des entreprises réalisant des revenus colossaux non seulement n'améliorent en rien les revenus de leurs travailleurs mais les licencient. Aussi, l'efficacité économique dans les grandes puissances s'accompagne inéluctablement de l'accroissement de la misère sociale. Ces différents constats suscitent en nous les interrogations suivantes : Le lien de causalité entre justice sociale et efficacité économique, ne relève-t-il pas de l'imaginaire ? Ce lien s'il existe reflète t'il la compatibilité ou l'incompatibilité entre ces deux notions ? La véritable efficacité économique ne s'acquiert-elle pas en trouvant le juste milieu entre recherche du profit et justice sociale ?


Justice sociale

Définition
La justice sociale est une construction morale et politique qui vise à l'égalité des droits et à la solidarité collective.
C'est essentiellement une projection vers une société plus juste, une société basée sur la justice proportionnelle, sur l'égalité des chances en admettant qu'il y ait toujours des injustices. On peut le voir soit comme une utopie, soit comme une démarche allant vers plus de progressisme (évolution vers ce qui est considéré comme idéal au plan politique économique et juridique.) Les actions ayant pour objectif la justice sociale visent à donner à chacun les mêmes chances de réussite tout au long de leurs vie, on parle alors parfois d"égalité des chances". Les corrections nécessaires peuvent être sociales, financières ou culturelles.
La justice sociale peut se définir de manière négative : est injuste ce qui n'est pas acceptable socialement. Par exemple, les inégalités de salaires entre métiers de qualifications différentes sont le plus souvent considérées comme justes, parce qu'elles sont socialement acceptées par la majorité. Il existe une distinction entre justice sociale (ou équité et égalité. La justice sociale est aussi une notion qui évolue dans le temps, ce qui est juste socialement peut devenir injuste si le contexte change.
NB : L'Organisation internationale du travail a été constitué à la fin de la Première Guerre Mondiale sur l'affirmation selon laquelle "une paix universelle et durable ne peut être fondée que sur la base de la justice sociale" et a adopté en 2008 la "Déclaration sur la justice sociale pour une mondialisation équitable". Elle produit des normes et met en œuvre un programme pour "un travail décent pour tous".


Caractéristiques de la justice sociale

a) Equité horizontale
Le concept d'équité horizontale stipule que deux personnes dans la même situation devraient avoir les mêmes droits et obligations. Il est donc proche du principe d'égalité : "à situation égale, prestations égales" et il s'oppose aux discriminations. On retrouve la notion aristotélicienne de justice commutative.

b) Equité verticale
L'équité verticale cherche à réduire les écarts de niveau de vie entre les individus. Elle vise donc à ce que les plus riches contribuent davantage que les plus modestes. On parle aussi de justice distributive.
En considérant l'utilité, c'est-à-dire le bien-être qu'auraient apporté les biens achetés grâce à l'argent tiré des revenus, Richard Musgrave distingue trois conceptions de l'équité verticale :
• sacrifice absolu égal (SAE) : même sacrifice d'utilité pour chacun.
• le sacrifice proportionnel égal (SPE) : chacun doit sacrifier la même fraction de l'utilité totale qu'il aurait pu tirer de son revenu initial.
• le sacrifice marginal égal (SME) : les impôts et prestations doivent êtres tels que l'utilité marginale de tous les revenus devienne égale après ces transferts.
John Rawls a introduit en 1971 le "principe de différence" (ou Maximin) en spécifiant que l'optimum de justice sociale était atteint quand la situation des populations les plus défavorisée était la meilleure possible. Cette conception s'oppose à une vision égalitariste de la justice sociale.


Efficacité économique

Définition des termes
a) Efficacité
Selon son étymologie le mot efficacité pourrait se définir comme la capacité de la société à disposer de ses ressources rares.

b) Economie
L'économie, c'est l'étude de la manière dont la société gère ses ressources rares.

Approche définitionnelle de la note d'efficacité économique
De ce qui précède, l'on pourrait définir la notion d'efficacité économique comme la capacité d'une société à gérer ses ressources rares, et à en tirer le maximum de profit. Afin d'expliciter cette notion, nous présentons l'exemple suivant :
Considérons un problème simple d'efficacité économique. Un habitant vit paisiblement sur sa terre et un touriste souhaite la traverser. Imaginons que la route procure au touriste un avantage de dix dollars, parce qu'elle diminue de ce montant le coût de son voyage; et qu'elle impose à l'habitant un coût de six dollars en perte de production agricole. Les avantages étant plus grands que les coûts, on dira que la construction de la route est économiquement efficace.
Mais cela est vrai si, et seulement si, on a bien comptabilisé tous les avantages du touriste et tous les coûts de l'habitant. Supposons que l'habitant attache une valeur sentimentale à sa terre et qu'il n'accepterait volontairement de la voir scinder que moyennant une compensation de, disons, 11 dollars. Dans ce cas, d'un point de vue strictement économique, construire la route serait inefficace parce que les coûts imposés à l'habitant dépassent les avantages que le voyageur en tire. L'efficacité économique se mesure donc en termes de rendement calculé à partir d'un volume d'échanges entre les acteurs économiques.

C'est ce qu'en langage moderne on nomme taux de croissance (à ne pas confondre avec les concepts de progrès qui désigne l'idée d'un mieux-être moral nécessaire, celui de développement qui désigne un changement qualitatif dans les conditions d'existence, celui d'expansion qui désigne un accroissement de courte durée d'une variable significative, celui de productivité qui désigne le rapport entre un volume de production et le nombre d'unités de production impliquées, celui de rentabilité qui désigne le rapport entre la valeur d'une production et le coût des unités de production impliquées). Il s'agit donc à présent de trouver une grandeur significative du volume des échanges entre les hommes qui permette d'établir ce taux de croissance. Il est clair que si les hommes échangeaient directement des biens sous forme de troc, l'évaluation serait impossible. Or, justement, la monnaie, comme élément de rupture du troc, permet de médiatiser les échanges et, par contrecoup, d'en évaluer le volume (à prix constants, c'est-à-dire en supposant invariante la valeur de la monnaie : si Vt1=1000 et Vt2=1100, DV=1-[Vt2/Vt1]=0,1 ; mais si Pt1=100 et Pt2=105, DV=1-[Vt2/Pt2] : [Vt1/Pt1]=0,048 ; avec V pour "volume d'échange" et P pour "indice des prix".

Donc, pour mesurer l'efficacité économique d'un système, nous voilà contraint d'évaluer des volumes d'échanges par leurs coûts monétaires supposés stables. Mais supposons deux situations où on échange le même produit :
- A a acquis un produit 12 unités, le vend à B pour 10, B vend à C pour 8 et C vend à D pour 6
- A a acquis un produit 6 unités, le vend à B pour 8, B vend à C pour 10, C vend à D pour 12.
On ne peut pas se contenter de faire la somme des valeurs échangées, car les deux situations auraient la même valeur (36) alors que dans le premier cas les agents s'appauvrissent tous, dans le second ils s'enrichissent tous. Bref, si l'on veut que le coût monétaire soit le reflet d'un volume d'échange, il faut décider de ne prendre en compte que les variations (positives ou négatives) du coût monétaire des échanges, ce qu'on appelle la valeur ajoutée des échanges :
- dans le 1° cas, SVa= (10-12) + (8-10) + (6-8) =-6
- dans le 2° cas, SVa= (8-6) + (10-8) + (12-10) =6.
C'est pourquoi le taux de croissance qui sert d'indice d'efficacité économique sera le rapport de la somme des valeurs ajoutées des échanges (ou P. I. B.) en un lieu donné pour une période donnée (en général une région et un an) sur la somme des valeurs ajoutées dans le même lieu pour une autre période.

Les bases de l'efficacité économique
La valeur ajoutée, qui va servir de base à la mesure de l'efficacité d'une économique, n'est autre que l'aspect mesurable en termes monétaires de la production de biens ou de services en général. Mais si, en plus, l'idéal de l'efficacité économique doit consister à maximiser l'accroissement de la somme des valeurs ajoutées, alors il est clair qu'une économie efficace sera d'abord une économie marchande mais aussi et par conséquent une économie concurrentielle. Une économie efficace est d'abord une économie marchande, c'est-à-dire préoccupée par l'augmentation quantitative de la valeur des seules marchandises. En effet, de quelle valeur peut-il s'agir dès lors qu'elle est censée correspondre à une certaine quantité de monnaie, sinon la valeur d'échange et non pas la valeur d'usage qui elle exprimerait plutôt la qualité d'une satisfaction. Ce qui signifie clairement, que le but de la production "n'est plus tel produit spécifique ayant des rapports particuliers avec tel ou tel besoin des individus, c'est l'argent" (Karl Marx.). La finalité du produit, bien ou service, n'est pas la consommation au moyen de l'échange sur un marché contre de la monnaie, c'est le contraire : la finalité du produit est d'être échangé contre de la monnaie, via l'incitation à la consommation. Le produit prend alors le nom de marchandise et la monnaie s'appelle désormais capital (but). Il s'ensuit que seule la production marchande a cours dans une économie efficace, et les autres formes de productions sont systématiquement méprisées : la production domestique de biens ou de services destinés à être directement consommés par le producteur ou troqués contre d'autres biens ou services ; la production collective de biens et de services (routes, éducation,...) qui sont destinés à être utilisés sans transaction monétaire sur un marché par ce qu'on appelle justement des usagers. Bref, une économie efficace est une économie dans laquelle les seules productions significatives sont des marchandises et les seuls instruments pertinents d'évaluation sont les instruments financiers (le capital) : économie de marché, économie efficace et économie capitaliste sont donc synonymes.


Relation entre justice sociale et efficacité économique

La relation justice sociale-efficacité économique a toujours été sujet de polémiques, aussi bien chez les philosophes que dans le monde de l'économie. En effet ce qui sert de base au calcul de l'efficacité économique dépend de l'intention de profit que chaque agent économique vise dans ses propres échanges commerciaux. Car "ce n'est qu'en vue du profit que [... ] chaque individu tâche, le plus qu'il peut, de diriger l'industrie de manière à lui faire produire la plus grande valeur possible, de sorte que chaque individu travaille nécessairement à rendre aussi grand que possible le revenu annuel de la société" (Smith, la Richesse des Nations, IV, 2). Si c'est l'intention de profit qui fonde l'indice pertinent de l'efficacité économique, on devra dire qu'une économie est d'autant plus efficace que ses acteurs sont plus guidés par leur seul intérêt égoïste consistant à s'enrichir le plus possible.
Cette intention est-elle facteur de justice sociale ?


La recherche aveugle du profit est elle facteur de justices sociales ?

Caractère légal mais inégalitaire de l'échange commerciale
Rien n'est gratuit sur cette terre des hommes. Cela signifie qu'obtenir une chose nécessite nécessairement la perte d'une autre. Par conséquent, la vie en elle-même n'est qu'un échange perpétuel de bien et de service, rien d'autre. Echanger des biens et des services, c'est vendre ou acheter, et "vendre ou acheter, c'est persuader, car une vente non consentie est nulle aux yeux du juge, mais elle l'est aussi aux yeux de l'autre contractant" (Alain, Eléments de Philosophie, VI, 5). Car qu'est-ce qu'un acte de vente (ou d'achat) sinon un acte conclu entre deux co-contractants, c'est-à-dire deux personnes supposées consentantes ? Dans le cas contraire, si l'on présume que le consentement de l'un des co-contractants a été extorqué frauduleusement (par exemple par la menace ou par la violence), l'acte n'a pas de validité juridique. Mais ce n'est pas tout, car si l'acte commercial est censé être conclu entre deux personnes consentantes, c'est parce qu'il vise la reconnaissance formelle par les deux parties que les objets échangés ont changé de propriétaire : si A vend à B un objet O contre une somme S, la validité de l'acte repose sur la reconnaissance par A et par B que O n'appartient plus à A mais à B, et que S n'appartient plus à B mais à A. Donc un acte commercial n'est pas un vol, c'est un changement de propriétaire consenti et reconnu.

Or comment A peut-il simultanément vouloir échanger O contre S et vouloir maximiser son profit sans pour autant voler B ? Il n'y a qu'une solution : persuader B, c'est-à-dire vanter à B les qualités de l'objet O pour en obtenir une somme S si possible supérieure à la valeur supposée V de l'objet. Il s'agit donc pour A de flatter le désir de B pour emporter son consentement sur le fait que S est supérieur à V. Car, si A cherche à exagérer les qualités de O pour le vendre plus cher qu'il ne vaut en réalité, c'est que, en employant des arguments rationnels, on aboutirait à la conclusion que la valeur de O est V et non S. C'est pourquoi il ne cherche pas à le convaincre. Autrement dit, si A entend atteindre son double objectif légal d'échange et de maximisation du profit, alors il devra faire appel non à la raison de B, mais à son imagination alimentée et entretenue par ses désirs irrationnels.

De sorte que l'échange marchand est par nature inégalitaire puisqu'il suppose que l'une des deux parties à l'échange va légalement s'enrichir. C'est-à-dire que celle qui a réalisé un profit possède désormais une somme d'argent supplémentaire (S-V) qu'elle peut virtuellement faire fructifier à l'infini. Ce profit pour A correspond à un manque à gagner pour B qui se retrouve avec un bien qu'il ne pourra plus faire fructifier. Or il est clair que cet effet est cumulatif : plus on fait de profit, plus on peut faire virtuellement fructifier ce profit, et inversement, plus on perd de l'argent, plus on accumule le manque à gagner. D'où le conseil qu'Alain donne à ceux qui réalisent des profits : "contentez-vous d'être riches et renoncez à être juste [car] la justice, c'est l'égalité" (Alain, Eléments de Philosophie, VI, 4).

Impact sur les activités et sur la vie sociale
Le principe de l'efficacité économique repose sur la maximisation du profit, donc des valeurs ajoutées. Par conséquent une économie efficace est une économie marchande dont le seul but est d'augmenter le prix des marchandises, et donc les bénéfices. Ainsi l'on ne produit pas des marchandises dans le but de rendre service, mais plutôt dans le seul but d'en tirer un bénéfice maximum. Dans ce cas Il conviendrait, dans les sociétés modernes, capitalistes et marchandes, de distinguer les activités économiques des activités non économiques : celles-ci ne font pas l'objet d'échanges monétaires, les premières, si.
Ainsi une activité socialement utile, faire des enfants, n'est pas économique car les enfants ne peuvent être l'objet d'aucune transaction commerciale. Se nourrir en produisant pour soi et ses proches la nourriture, jouer du piano pour son plaisir non plus, même si cela exige des efforts, du savoir-faire à acquérir, voire du talent. ; par contre, produire dans le but prioritaire de vendre ou de rendre un service socialement utile contre rétribution est un travail, c'est-à-dire une activité soumise à la contrainte et à la sanction sociale Il faut donc opposer le travail et les activités de loisirs ou familiales et sociales personnelles dont les valeurs, les exigences et les buts sont différents, voire plus ou moins opposés
Mais certaines activités rémunérées sont économiquement paradoxales : soit parce que les effets et les moyens ne sont pas ou difficilement économiquement comptables en terme de richesses crées (enseignement, médecine) ; soit parce que, dans des activités plus privées que publiques (domestiques et prostitution), la rémunération n'est pas liée à un service standardisé; celles-ci pourraient être l'objet d'une activité privée, voire intime sans échanges économiques. De ce fait une telle attitude conduirait à une société vide de sens, une société égoïste et une société basée sur la pure concurrence.

Caractère concurrenciel et dévalorisant de la maximisation des profits
La course à la maximisation de la valeur d'échange des marchandises, va déboucher sur une concurrence entre capitalistes d'abord, mais par contrecoup, entre travailleurs et capitalistes et entre travailleurs.

En effet la performance d'un système économique se mesure à l'accroissement de la somme des valeurs ajoutées. Or la valeur ajoutée, comme différence entre la valeur d'échange d'une marchandise produite et le coût de fabrication de cette marchandise (ou entre la valeur d'échange de la marchandise vendue et la valeur d'échange des biens et des services achetés pour produire la marchandise) est d'autant plus élevée que les salaires sont plus faibles. Car la course à la performance marchande engendre une course à la productivité, c'est-à-dire à l'accroissement de la production pour chaque facteur de production engagé, et en particulier pour chaque travailleur employé. Il en résulte que le capitaliste, c'est-à-dire le propriétaire du capital (variable ou constant, fixe ou circulant) tend à minimiser les coûts salariaux en tant que coûts de production afin de rendre ses produits compétitifs sur le marché, c'est-à-dire les vendre au prix le plus élevé possible, dans le but final de maximiser son profit.

Mais la concurrence entre capitalistes pour la course aux débouchés économiques introduit une concurrence entre les travailleurs eux-mêmes puisque "sous sa forme machine, le moyen de production devient immédiatement le concurrent du travailleur" (Marx, le Capital, I). En effet, l'obsession de la performance marchande, en tant qu'elle induit une concurrence entre les marchandises offertes sur le marché et donc une productivité optimale des facteurs de production, tend à substituer le capital au travail, notamment, comme le dit Marx, sous forme de machines, plus performantes, à coût égal, que le travail humain. Il s'ensuit un volant incompressible de demandeurs d'emploi qui constitue "l'armée de réserve industrielle qui pèse sur l'armée active pour en réfréner les prétentions salariales". Donc la concurrence s'étend aux travailleurs qui, lorsqu'ils sont candidats à un emploi, ont tendance à se contenter de conditions de rémunérations plus modestes par peur de se voir préférer d'autres candidats moins gourmands. On aboutit donc à une situation de division sociale en fonction des intérêts divergents des uns et des autres.


La recherche égoïste du profit comme facteur implicite de justice

De la définition donnée ci-dessus de la justice sociale il semble que la justice sociale soit précisément autre chose que la simple légalité juridique. Ce que semble supposer la justice sociale, c'est un système d'échanges qui contribue concrètement à redistribuer une partie des profits de manière à ce que ce ne soient pas toujours les mêmes personnes qui s'enrichissent ou qui s'appauvrissent, ou encore à compenser les effets politiquement inacceptables du fonctionnement libre des mécanismes d'échanges économiques essentiellement inégalitaires. Et ce pour la raison, comme le précise Alain, que "la justice, c'est l'égalité" : c'est-à-dire que sans égalité de droit entre des citoyens qui savent que les inégalités de fait trop criantes vont être compensées, il n'y a pas de justice sociale.

La "main invisible", catalyseur de la libre concurrence
Il semblerait en effet qu'un système d'échange dont la norme d'efficacité est l'enrichissement personnel et égoïste soit source de conflits qui, à terme, devraient rendre ce système inopérant : soit directement si les conflits interpersonnels dégénèrent, transformant le marché en champ de bataille, soit indirectement en rendant les acteurs perdants de plus en plus méfiants à l'égard des mécanismes spontanés du marché. En fait, comme le remarque Smith "l'intention de chaque individu n'est pas de servir l'intérêt public, et il ne sait même pas jusqu'à quel point il peut être utile à la société, il ne pense qu'à son propre gain [mais] en cela comme dans beaucoup d'autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n'entre nullement dans ses intentions" (la Richesse des Nations, IV, 2). Autrement dit, là où la recherche égoïste du maximum de profit devrait faire entrer chacun en conflit avec tous, là où la concurrence économique devrait se transformer en guerre, en réalité il se trouve que chacun est utile à la société. Comment expliquer cela ?

Le problème que pose Smith est connu aujourd'hui sous l'appellation de "dilemme du prisonnier"

Deux individus suspectés d'avoir commis ensemble un cambriolage sont isolés chacun dans une cellule par la police, qui leur propose un marché. Chacun peut dénoncer son partenaire. Si aucun des deux n'accuse l'autre, ils seront libérés et pourront se partager le butin. S'ils s'accusent mutuellement, ils auront tous les deux une légère peine de prison. Si l'un des deux accuse l'autre sans être dénoncé, il pourra profiter de l'intégralité du butin, tandis que le prisonnier dénoncé purgera une forte peine. Le choix rationnel pour chaque prisonnier consiste à dénoncer l'autre. Un équilibre de Nash est atteint (chacun dénonce l'autre), mais cet équilibre ne correspond pas au meilleur gain possible pour les deux joueurs, qui serait atteint s'ils pouvaient coopérer (aucun prisonnier ne dénonce l'autre). Luce et Raiffa, Games and Decisions. Les principes rationnels de ce dilemme sont les suivants :
- chacun recherche son plus grand intérêt
- or chacun sait que le plus grand intérêt de chacun pourrait être réalisé si chacun coopère à long terme, c'est-à-dire renonce durablement à la concurrence pure et parfaite
- mais chacun craint d'être seul à coopérer, c'est-à-dire à renoncer à la concurrence, et donc de perdre à court terme des profits substantiels sans aucune contrepartie à long terme
- donc chacun préfère ne prendre aucun risque et renonce finalement à la coopération à long terme pour se replier sur la concurrence à court terme.

Concrètement, chacun sait très bien qu'il faut renoncer à s'en remettre aux seuls mécanismes de la concurrence sous peine que les perdants ne puissent plus payer ou bien se révoltent. Chacun sait donc très bien qu'il faut un système de justice sociale qui compense les effets désastreux que pourrait avoir sur certains le fait de s'appauvrir durablement. Chacun sait très bien que le principe de libre concurrence doit être limité, à la fois en fixant des règles d'encadrement des prix, et en instituant des prélèvements obligatoires sur les profits afin de les redistribuer. Malgré cela, chacun préfère consciemment réaliser son profit à court terme car nul ne peut être certain de la coopération d'autrui sur le long terme. Et pourtant, la catastrophe redoutée ne se produit pas, bien au contraire, tout se passe en fait comme si une bonne dose de coopération compensait les méfaits de la concurrence. Tout se passe comme si l'efficacité économique s'accompagnait en fait d'une certaine justice sociale qui empêche la concurrence de devenir guerre.

Or il est clair que la justice, qui est le fruit d'une coopération politique, n'est pas une conséquence de l'efficacité qui, elle, est engendrée par la concurrence économique. De plus, un système de concurrence pure et parfaite est autodestructeur en ce qu'il débouche sur des conflits d'intérêts qui, à terme, ne peuvent être réglés que par le recours à la violence. Il faut donc admettre que ce qui rend possible l'efficacité économique, c'est l'acceptation implicite par les acteurs économiques d'une certaine régulation des marchés. Celle-ci doit faire intervenir dans une logique économique de maximisation des profits, des préoccupations de justice sociale qui tempèrent la logique économique. Comme le dit Amartya Sen "même si l'on n'intègre pas les buts d'autrui dans ses propres buts, la reconnaissance de l'interdépendance peut suggérer le respect de certaines règles de comportement qui n'ont pas nécessairement de valeur intrinsèque, mais qui ont une grande importance instrumentale" (Ethique et Economie). Ainsi, il est tout-à-fait possible que la "main invisible" dont parle Smith ne soit rien d'autre qu'un ensemble de principes moraux rendant possible le raisonnement économique. Quels peuvent donc être de tels principes ?

Les principes de la main invisible
L'explication classique de la "main invisible" par la tradition économique libérale consiste à dire qu'il existe un état de nature réel "qui est celui d'une parfaite liberté d'agir, de disposer de sa personne et de ses propriétés dans les limites de la loi naturelle". Ce que dit Locke, c'est que l'existence de l'homme est régie par une loi naturelle qui le pousse à subsister et donc à se procurer par son travail les moyens de sa subsistance : "le travail qui est le mien, sortant les choses de l'état de communauté où elles étaient, a fixé ma propriété sur elles". Autrement dit le fait de travailler les choses indistinctes de la nature me donne le droit de les considérer comme miennes. Or, comme naturellement il doit se produire des affrontements personnels entre les intentions d'appropriation, il devient nécessaire de se doter "d'une loi commune ainsi que d'une magistrature à qui faire appel pour trancher les controverses". L'homme commencerait par accumuler de la richesse par son comportement naturellement avide et, à un certain moment critique, se donnerait des lois pour tempérer ce comportement. Dit d'une autre manière, l'homme serait naturellement dans un état de concurrence économique, ce n'est que lorsque cette concurrence est devenue insupportable qu'il passerait à l'état de coopération politique qui lui donne l'occasion d'élaborer des règles de justice sociale.

Le défaut de cette argumentation est que l'état économique dans lequel l'homme jouit d'une absolue liberté de s'enrichir ne précède pas réellement l'état politique dans lequel il instaure des règles de justice. C'est même exactement le contraire car, les affrontements physiques ne débouchent sur une solution négociée que dans les sociétés humaines, non pas dans les sociétés animales. Il faut donc admettre que, si les hommes ont cette faculté de régler leurs différends par le recours au droit plutôt qu'à la seule force physique, c'est parce que l'état politique comme ensemble de devoirs précède toujours l'état économique réel. De sorte que, comme le montre Rawls, la libre concurrence économique ne s'exerce que dans le cadre de principes a priori sur lesquels les citoyens sont nécessairement d'accord. Quelles sont donc ces règles ?

Rawls fait remarquer d'abord que "les partenaires sont situés derrière un voile d'ignorance : ils ne savent pas comment les différentes possibilités affecteront leur propre cas particulier et ils sont obligés de juger les principes sur la base des seules considérations universelles" (Théorie de la Justice, §24). Ce qui signifie que les exigences sociales de tout acteur de la vie politique et économique découlent du fait que personne ne sait jamais exactement ce qui va lui arriver dans la vie, de sorte que chacun souhaite un système de garanties de base universelles pour le cas où lui -même devrait en bénéficier un jour. Et le "voile d'ignorance" n'est rien d'autre que la somme des incertitudes concernant l'avenir de tout homme en général.

Ensuite chacun va exiger que "chaque personne ait un droit égal au système le plus étendu de libertés de bases égales pour tous qui soit compatible avec le même système pour les autres". Autrement des principes a priori doivent garantir une égalité des droits, c'est-à-dire un ensemble de libertés de base qui soient telles que le résultat de l'activité économique ne soit pas une diminution de ces libertés pour certains et un accroissement pour d'autres. Cela dit, puisque l'activité économique réelle s'accompagne inévitablement d'inégalités de fait, celles-ci "doivent être organisées de façon à ce que l'on puisse raisonnablement s'attendre à ce qu'elles soient à l'avantage de chacun et qu'elles soient attachées à des positions et à des fonctions ouvertes à tous". En effet, l'efficacité économique du système de libre concurrence est conditionné par le respect de deux principes moraux : que les perdants dans le jeu économique soient sécurisés au moyen des prélèvements sociaux effectués sur les profits des gagnants (ex. Des banques qui prêtent aux pays pauvres de l'argent pour que ceux-ci remboursent l'argent qu'ils leur doivent déjà !) ; que tout le système social soit basé sur l'égalité des chances de façon à ce que nul n'ait de bonne raison de mettre en doute l'efficacité du système de libre concurrence dans la mesure où chacun aurait a priori les mêmes chances de réussite ou d'échec.

Il faut donc traiter l'efficacité économique comme n'importe quel taux de réussite dans un jeu ou dans un sport donné : c'est parce qu'il y a des règles du jeu que l'on peut gagner ou perdre, soit en les respectant si cela suffit pour gagner, soit en trichant si cela ne suffit pas. De sorte que le gain est toujours légitime, car même s'il est irrégulier, au nom de l'égalité des chances, "tout le monde n'a qu'à en faire autant". Les règles de justice sociale ont donc pour effet cynique de libérer les acteurs économiques de tout scrupule moral, ce qui accroît évidemment leur efficacité. Mais, en feignant de croire que c'est le seul jeu de la libre concurrence débarrassée des interventions compensatrices de l'Etat qui fait l'efficacité de ce système, les libéraux sont de mauvaise foi puisqu'ils ne font que se dissimuler les véritables raisons de cette efficacité : à savoir l'existence de règles de justice sociale supposant une intervention compensatrice de l'Etat. Finalement, ce qu'on appelle "justice sociale", n'est-ce pas l'ensemble de ces règles compensatrices qui perpétuent en les justifiant les mécanismes concurrentiels et donc inégalitaires de l'efficacité économique ?

Définition de la notion de justice à priori
Si l'efficacité économique consiste en une maximisation des performances marchandes des acteurs économiques, performances mesurées en termes de valeurs ajoutées par le processus de production, alors il s'ensuit une concurrence généralisée. Or une telle concurrence ne peut se limiter pas au strict domaine économique mais s'étend aussi à tous les aspects de l'existence sociale de l'individu. Car "ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c'est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience" (Marx, Critique de l'Economie Politique). Ce qui signifie que l'existence consciente des hommes, le fait de se rendre compte d'eux-mêmes, dépend directement du réseau de rapports sociaux à l'intérieur duquel chaque individu apprend à décrire ce qu'il fait et à porter un jugement de valeur sur ce qu'il fait. En effet, "c'est uniquement par la conscience que la personnalité [... ] devient soucieuse et comptable des actions passées" (Locke, Essay), c'est-à-dire que l'individu devenu personne juridique et morale est capable de se sentir concerné par ce qui se dit à son sujet. Tout cela suppose le primat des conditions matérielles d'existence (infrastructures) sur lesquelles viennent se greffer les institutions morales et juridiques (superstructures) dont la fonction est de rationaliser les rapports interindividuels. C'est en ce sens que "l'ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base réelle sur quoi s'élève une superstructure juridique et politique à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées" (Critique de l'Economie Politique).



Mais si les relations entre les acteurs de l'activité productive sont, afin de maximiser le taux de croissance de la somme des valeurs ajoutées, des relations de concurrence généralisée, alors on aboutit à un paradoxe : c'est que le tissu social qui résulte de telles infrastructures est atomisé et n'est plus donc à proprement parler un tissu. Chacun est pour chacun un concurrent avéré ou potentiel, et, dans le meilleur des cas, deux classes sociales se font face dont les intérêts sont inconciliables (les travailleurs et les capitalistes). "La division sociale du travail met en face les uns des autres des producteurs indépendants qui ne reconnaissent en fait d'autorité que celle de la concurrence et, de même que dans le règne animal, c'est la guerre de tous contre tous. Ce qui est intéressant ici c'est que Marx cite Hobbes, lequel fait remarquer que cette situation de concurrence pure et parfaite à la fois pour se procurer sa subsistance vitale (rivalité, pour la conserver (méfiance) et, si nécessaire, pour se défendre (fierté caractérise l'état de nature, c'est-à-dire l'absence de superstructures sociales. De là la justification idéologique selon laquelle l'homme est naturellement égoïste, individualiste, agressif, etc. Ce qu'on oublie de dire, c'est que, réduit à l'état de nature par une concurrence sans limite, l'individu essaie tout bonnement de survivre et non pas, comme dit Aristote de vivre bien. Et de même qu'on ne dira pas (sauf métaphoriquement) d'un être vivant qui fait effort pour survivre qu'il est injuste, de même, dans "la guerre de chacun contre chacun [... ] rien ne peut être injuste [... ] là où il n'est pas de loi, il n'est pas d'injustice" (Hobbes, Léviathan,). Or la loi commune est incompatible avec la situation d'atomisation des individus. Donc il n'y a aucun sens à dire que la situation de concurrence pure et parfaite qui transforme les hommes en animaux préoccupés par leur seule survie soit injuste. C'est une situation de fait, voilà tout. C'est la situation dans laquelle "manger, boire, procréer, etc. [... ] sont transformées en fins ultimes et ne sont plus que des fonctions animales" Marx, (Manuscrits de 1844).



Cela dit, contrairement au signal animal qui ne manifeste que le plaisir ou la douleur, "le langage humain existe en vue de manifester l'avantageux et le nuisible et par suite le juste et l'injuste" (Aristote, Politique,). Ce qui veut dire que le fait de posséder le langage rend l'homme apte à émettre des jugements de valeur sur sa situation, fût-elle animale. Or il va de soi que les conditions d'existence déterminées par la course à l'efficacité économique ne peuvent être jugées injustes. Sinon cela voudrait dire qu'il y a une loi qui les juge telles et alors on ne comprendrait plus comment de telles conditions aient pu perdurer sans s'accompagner de révolutions radicales. Mais alors, puisque c'est la loi qui fait le juste ou l'injuste, et qu'on imagine mal la loi scier la branche sur laquelle elle est assise, on doit admettre que la loi doit nécessairement considérer ce qui découle de la situation de concurrence interindividuelle généralisée comme juste. Il appartient donc à la loi juridique de justifier a posteriori, c'est-à-dire de rationaliser idéologiquement l'efficacité économique pour la faire apparaître comme juste. Comment s'y prend donc la loi pour transformer un état de fait en état de droit ?



Concordance entre efficacité économique et justice sociale
On pourrait croire que la rationalisation ou encore la justification a posteriori des conditions sociales engendrées par l'obsession de l'efficacité économique n'est qu'une version moderne de loi de la jungle, autrement dit de la loi du plus fort : "ce que la nature enseigne chez toutes les espèces animales et dans toutes les Cités, c'est que le plus fort domine le moins fort [... ] voilà ce qui est juste" (Platon, Gorgias). Les plus forts étant, dans un système économique tourné vers la performance marchande, les capitalistes, c'est-à-dire les propriétaires des capitaux (variables et constants, fixes et circulants) propres à produire une marchandise donnée, et après échange marchand, ceux à qui appartient la décision de répartir la valeur ajoutée (profits, salaires, intérêts et amortissements). On pourrait donc croire que la justice du système économique performant soit simplement imposée par la force même des capitalistes. Mais cette approche est très naïve car "sitôt que c'est la force qui fait le droit, l'effet change avec la cause [... ] sitôt qu'on peut désobéir impunément on le peut légitimement" (Rousseau, du Contrat Social, I, 3). Ce qui signifierait pour les capitalistes qu'ils imposent leur notion de justice uniquement parce qu'ils se savent les plus forts, mais qu'ils reconnaissent en même temps la relativité et la fragilité de cette notion qui pourrait tout aussi bien changer de sens si par hasard des travailleurs devenaient les plus forts. Bref, cela impliquerait que le plus fort accepterait de bonne grâce de n'être plus le plus fort le cas échéant.



Mais si la constatation du droit "ceci est juste" avait le même sens que la constatation du fait "c'est ainsi mais ça pourrait être autrement", elle serait contre-productive pour les plus forts car une domination dont les moins forts ne se rendent pas compte est toujours plus efficace que celle dont ils se rendent compte. Il faut donc plutôt admettre que "le plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours le maître s'il ne transforme sa force en droit et l'obéissance en devoir". Donc, puisque l'homme dominé par la situation matérielle qui lui est faite reste tout de même un homme pourvu de la conscience et du langage, il faut le conditionner à jouer des jeux de langage où il est encouragé à dire et à penser que la force qui le domine est juste et que la soumission à cette force est un bien. Bref, il s'agit de faire passer l'aspect a posteriori culturel et contingent du triomphe de l'économie capitaliste dans la catégorie supérieure de l'a priori naturel et nécessaire : "en disant que les rapports actuels de la production capitaliste sont naturels, les économistes font entendre que ce sont là des rapports dans lesquels se crée la richesse et se développe la production conformément aux lois de la nature" (Marx, Misère de la Philosophie).



Or il n'est pas aujourd'hui un système politique fondé sur les exigences de l'économie marchande qui ne se réclame de près ou de loin à la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen dont l'article 1 proclame que "les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits". Et en effet, "la transformation de l'argent en capital exige que le possesseur d'argent trouve sur le marché un travailleur libre" (Marx, le Capital, I) : contrairement à l'économie antique ou féodale qui considèrent explicitement le travailleur comme un esclave, il est essentiel à l'économie capitaliste de considérer le travailleur comme libre de ses actes et de ses pensées. Dans le cas contraire, le fait pour le capitaliste de tirer un profit privé de l'activité laborieuse du travailleur (en minimisant les salaires pour maximiser les profits par exemple) serait considéré comme de l'exploitation et ne susciterait pas l'adhésion majoritaire des individus. Tandis qu'en présentant la situation comme la conséquence d'un contrat entre le travailleur et son employeur, d'une part on interdit au travailleur de se poser en victime devant un tribunal puisque "le contrat est une convention par laquelle une ou plusieurs personnes s'obligent envers une ou plusieurs autres à donner, à faire ou à ne pas faire quelque chose" (Code Civil, art. 1101) ; d'autre part, on fait du travailleur l'égal en droit de l'employeur puisque la libre conclusion de ce contrat est la conséquence logique d'un soi-disant calcul d'intérêt dont l'un et l'autre sont également co-responsables en ce qu'il maximisent tous les deux leurs utilités finales, c'est pourquoi "il n'y a point de consentement valable si le consentement n'a été donné que par erreur ou s'il a été extorqué par violence ou surpris par vol" (Code Civil, art. 1109). Bref, l'idéologie de la liberté et de l'égalité civile est destinée à assurer un consensus majoritaire autour des objets de la liberté et de l'égalité.


De même, s'agissant de l'article 2 de la Déclaration des Droits de l'Homme qui proclame que "les droits naturels et imprescriptibles de l'homme [sont] la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression", il est facile de montrer en quoi il participe au processus de rationalisation de ce qui constitue précisément les conditions d'existence humaine dans une économie capitaliste tournée vers la performance marchande : outre la liberté, la naturalisation et la sacralisation de la propriété rend licite toute acquisition onéreuse que ce soit au moyen d'un salaire ou d'un profit puisque c'est là la condition de possibilité de l'échange marchand ; enfin les notions très ambiguës de sûreté et de résistance à l'oppression permettent de réprimer toute révolte qui irait à l'encontre des intérêts économiques des capitalistes ou au contraire d'intervenir militairement pour soutenir une révolte contre ceux qui mettraient en doute, la supériorité du système capitaliste et de ses superstructures politiques (ex. De l'intervention de l'OTAN en Yougoslavie). On doit donc admettre que rien dans la notion d'efficacité économique en général (abstraction faite des exceptions qui justement sont là pour confirmer la règle) n'est injuste, c'est-à-dire contraire aux Droits de l'Homme. D'ailleurs, pour convaincre les hésitants, il est rappelé que "la garantie des droits de l'homme et du citoyen nécessite une force publique [... ] instituée pour l'avantage de tous" (D. D. H. C., art. 12). Bref, comme le dit Pascal "ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste" (Pensées,). Dès lors, l'optimisme libéral est pleinement justifié : "les riches ne consomment guère plus que les pauvres et, en dépit de leur égoïsme et de leur rapacité naturelle, [... ] ils partagent tout de même avec les pauvres les produits des améliorations qu'ils réalisent : ils sont conduits par une main invisible [... ] et ainsi, sans le vouloir, sans le savoir, ils servent les intérêts de la société" (Smith, Théorie des Sentiments Moraux, IV, 2). La "main invisible", le "miracle économique", c'est que l'intérêt général apparaît bien comme la somme des intérêts particuliers, l'efficacité économique globale comme équivalente à la juste satisfaction des intérêts égoïstes de chacun. Et comme celle-ci consiste en "une vie de plus en plus confortable pour [des] gens [qui] ne peuvent pas imaginer un univers [... ] qualitativement différent" (l'Homme Unidimensionnel, II), alors l'effet de l'efficacité économique, le progrès technologique, conditionne les individus au point de leur confisquer le pouvoir de penser, en particulier celui de penser le problème de la justice sociale, c'est-à-dire de la justice liée à l'efficacité économique.


Conclusion

Au sortir de notre analyse nous avons pu constater que l'opinion publique a tendance à confondre l'efficacité économique et le gain des opérateurs économiques. Cette confusion les amène à ne rechercher que la maximisation de leur profit, aboutissant par conséquent à une concurrence généralisée. Néanmoins, cette concurrence acharnée, n'aboutit nullement à des conflits car elle est modulée, comme le dit Smith, par une "main invisible", qui n'est qu'un ensemble de règles sociales et de principes moraux que les opérateurs économiques suivent, de façon implicite. Le respect de ces dernières s'explique par la volonté d'établir des règles efficaces et impartiales du jeu économique. Ces règles de justice sociale, sacralisées dans la notion de "droit de l'homme", sont donc paradoxalement les conditions de possibilité de l'efficacité économique fondée sur une soi-disant libre concurrence. Ainsi l'efficacité économique s'accompagne-t-elle toujours d'une certaine forme de justice sociale.

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