Gippsy le lapin

Vous croyez aux contes de fées vous ? Les histoires inventées sont toujours plus ou moins en rapport avec la vie que nous connaissons mais jusqu'à quel point ?

Il y en a qui parlent de méditer sur des textes comme des contes philosophiques par exemple (zadig de Voltaire pour ne citer que lui). Mais est-ce le but premier d'un conte ? Faire réfléchir ou distraire ? Et pour distraire, il faut toucher l'intellect de toutes les manières, donc faire réfléchir.
Si on regarde les histoires qui ont du succès pourtant, on peut se demander où est la part de réflexion. Exemple : Harry Potter. Une histoire un peu bête, une légende, rien de bien transcendant à priori. Pourtant ça fonctionne, un peu de magie, un peu d'enfance, un peu de combat du bien contre la mal, un peu d'héroisme, un peu de timidité qui triomphe, un peu de vie dans tout ça et les ventes décollent...

C'est peut-être ça la clef, pour qu'un conte de fées marche, il faut que la morale soit juste. Réaliste ? Peut-être oui.
Et le lapin gippsy, son histoire elle est comment ?


[... ] En attendant la fête de la forêt, Gippsy le lapin se pose un tas de questions. Pourquoi les carottes sont-elles oranges et le ciel bleu ? (Compère l'Ours, le gros, le mal léché, celui qui se rase jusqu'à sept fois par jour sans succès, lui dirait que c'est à cause des béta-carotènes et de l'oxygène... oui mais voilà Compère l'Ours n'est pas là, il est parti en voyage et de toutes façons personne ne croit à ses histoires de sciences...)

Alors Gippsy continue à se poser des tas de questions. Des questions idiotes, qui ne l'empêcheront pas de dormir (qu'est-ce qui pourrait l'empêcher de dormir de toutes façons ?) mais des questions qui voudraient une réponse tout de même. Ou qui n'en voudraient pas, c'est selon. C'est vrai après tout, pourquoi lui casser ses rêves et l'assommer de certitudes et de vérités avec les béta-carotènes. Il s'en fout, au fond, Gippsy de pourquoi la carotte est orange ; lui, il adore l'orange et il adore les carottes. Alors quand il voit une carotte, il pense à sa couleur orange qu'il préfère parmi toutes les couleurs et lorsqu'il aperçoit un arc-en-ciel esquissé par un pinceau de pluie sur la toile bleue des cieux, ses yeux s'attardent tandis que ses babines se retroussent sur la petite traînée orangée de ce panaché coloré. Parce que cela lui rappelle à tous les coups le goût de la carotte.

Il s'en fout finalement, Gippsy, de ces béta-carotènes et pourtant sans les béta-carotènes sa vie serait bien triste... c'est tout le paradoxe de sa vie à Gippsy, il passe des heures à se poser des questions auxquelles il n'aimerait sûrement pas trouver un jour de réponse. Et oui, quand on y pense, s'il connaissait les réponses, il ne s'en poserait plus des questions, sa carotte aurait la couleur, le goût, même, de la béta-carotène, son arc-en ciel ne serait qu'un mélange de jaune, de bleu et de rouge, son existence aurait une teinte si fade, une symphonie achevée... Où a-t-on vu ça ?
A quoi ça sert de savoir ? L'important c'est d'apprendre à connaître... et de se demander aussi, non ?

De toutes façons Gippsy, lui, dort déjà. Je vous l'avais bien dit que ça ne l'empêcherait pas de trouver le sommeil. Et à voir les petits tressaillements qui agitent ses fines moustaches et le petit rictus coquin qui colore ses petites lèvres de lapin, je suis certaine qu'il rêve de carotte et d'arc-en-ciel...

Allez pour une fois je veux prendre exemple sur un lapin ; moi aussi je veux désapprendre tout ce que je sais, respirer l'air heureux du matin, sentir l'herbe coupée, me rincer dans la rosée qui illumine les feuilles à l'aurore... [...]

Liliane Fraust.
Extrait de La forêt sans arbre. Editions Fraust-Semblant.