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Journal d'une femme de chambre |
Appartenant au dernier cycle de Buñuel, où elle figure toute seule, les avis sont unanimes quant à la rupture que cette gemme cinématographique opère par rapport à l'oeuvre précédente du maître andalou ; ça ne va pas de même en ce qui concerne son côté prémonitoire : pourquoi ces réticences ? |
Luis Buñuel a fait en cinéma ce que Jules Verne en littérature mais certains ne se décident pas à l'admettre, et cela à l'époque de la frée box. Le pire aveugle est celui qui ne veut pas voir ? Le proverbe semble fait sur mesure dans le cas qui nous occupe, mais mon but n'est pas de dénigrer mes détracteurs, quel est donc l'objectif de cet article ? Rendre à Buñuel ce qui lui appartient : une reconnaissance posthume complète. Journal s'ouvre avec un plan de détail sur une main posée sur un petit objet qui fait presque la même taille et qu'elle fait bouger de quelques millimètres mais sans éloigner beaucoup du périmètre initial, assez réduit. Pour un premier plan c'est peu courant, image bizarre, on ne comprend pas trop : main inconnue, objet étrange, mouvement pendulaire : tout est fait pour surprendre ! Un spectateur en 2005 aurait reconnu tout de suite la souris, ça n'a pas été le cas lors de la sortie du film et c'est précisément pour éviter les anachronismes que je n'appellerai pas un PC par cette dénomination mais "espèce de télé", la souris "espèce de commande qui relie l'utilisateur à l'espèce de télé" etc. (vous découvrirez tout ça au fur et à mesure, c'était juste pour vous prévenir) Un très gros plan focalise sur des yeux noirs, image très rouge : on joue sur le contraste des couleurs, c'est très poétique. Retour à la main. On fait un rapport avec les yeux (main/yeux appartiennent au même corps) et avec le son : bruit inconnu mais bien distinct, on dirait que quelqu'un tape, comme une machine à écrire mais plus délicat. Ce va et vient entre la main et les yeux se poursuit durant une demi heure : il y a du mystère dans l'air, ça se voit. On ne donne pas au spectateur le moyen de comprendre, on lui impose une lenteur dans le processus de compréhension mais ce n'est pas un jeu sadique, il s'agit d'une lenteur volontairement très formelle : le spectateur doit attendre parce que ça fait poétique ! Cohérence, quand tu nous tiens... Buñuel l'a sûrement compris, au-delà d'une demie heure de va et vient le spectateur le plus passif commencerait à se poser sérieusement la question d'une éventuelle déserte de la salle, malgré le prix de l'entrée, la curiosité obstinée qui doit martyriser toutes les têtes : "je veux savoir ce qui va se passer après", le besoin de clarté qui anime tout esprit humain et bien évidemment, la composante maso même si nous avons dit qu'il ne s'agissait pas d'un jeu sadique. C'est donc dans le but d'éviter cette déserte éventuelle qu'il poursuit la présentation du personnage, cette fois-ci par ses fesses qui reposent sur une espèce de chaise rotative. Mais rassurez-vous, ça ne va pas durer une autre demie heure, même pas un quart d'heure car le sens de ce portrait inusuel devrait être compris à ce stade du film : on met en évidence le côté expressif du personnage, il s'agit d'une femme qui n'agit pas, et la dimension narrative insistera sur cet aspect par la suite, par exemple en nous montrant des messages qui explosent sur l'écran de l'espèce de télé, j'attire l'attention sur celui qui affiche "journée de désintoxication, déconnectez-vous nombreux" car il repasse plusieurs fois et ça doit avoir un effet de sens. Journal d'une femme de chambre est donc l'histoire d'une femme passive comme seul les femmes savent l'être au moins d'une façon instinctive, qui se contente de subir l'action exercée par un agent masculin dont nous ne saurons absurdement rien à aucun moment du film et qu'on désigne par "le doux fantôme". Pour ne pas casser l'atmosphère mystérieuse de ce chef d'Ĺ“uvre, on nous oblige aussi à nous demander sur le sens de cet épithète : aucune indication convaincante sur la vrai nature de cette douceur aux manifestations ambiguës ne nous sera donné ni dans le film ni dans les commentaires de Luis. Voilà en gros ce qui fait le charme discret de cette satire qui fait exprès d'ennuyer pour mieux critiquer ceux qui cherchent à s'évader de l'ennui par des paradis artificiels, à savoir cette espèce de communication réelle extrasensorielle que nous connaissons aujourd'hui par le nom d'Internet et dont Buñuel fut le premier à déceler les dangers potentiels, qu'il a si magistralement su traduire par le fondu désenchaîné, une de ses plus géniales inventions à laquelle je consacrerai l'article intitulé : le fondu désenchaîné après Buñuel. P. S. : j'avais la paresse pour la fiche technique. |
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