Extrait du site https://www.france-jeunes.net |
Chute solaire |
Un étudiant français motivé par des raisons mystiques et musicales migre au nord de la Norvège. Là-bas, le froid de l'hiver ressucite ses anciennes fascinations pour l'underground du pays et la nuit glaciale l'entraîne vers un malaise, liant l'ensemble de ces motivations, jusqu'aux plus récentes, vers une irrémédiable chute. Un voyage au bout de la nuit où l'extrême côtoie la perdition. |
Un jour, les pays scandinaves ont commencé à m'intriguer, ces contrées glacées où le froid domine, trempée dans la neige où néanmoins il semble bon d'y vivre. Ce sont des pays européens et pourtant ils me paraissent éloignés de notre culture, leur mythologie est singulière, radicalement différente de la notre. Leur histoire reste obscure malgré des ancêtres très connus, les vikings, qu'on a longtemps pris pour des barbares alors qu'ils étaient en avance sur leur temps. Ils ont envahis ma région, la Normandie, il y a plus de dix siècles déjà et pourtant je me sentais terriblement connecté avec ces ancêtres potentiels venus du froid. Ils ont laissé un héritage profond, et surtout des langues inimitables. Elles sont à leur image, derrière leur froideur et leur dureté elles ont une richesse et une subtilité extraordinaire, sans parler des mystères qu'elles colportent. En plus de ressentir cet appel du Nord grâce à l'histoire de ma région, j'avais découvert un autre vecteur qui me rapprochaient de cette culture : le metal, je parle du genre musical évidemment. Les trois pays de la péninsule scandinave excellent chacun dans un sous-genre du metal : La Finlande dans le speed metal avec des groupes comme Stratovarius, la suède dans le death mélodique du genre d'In Flames et enfin la Norvège dans le black metal. Pour les non-initiés, ce dernier genre n'est qu'une agression pour les oreilles, et pourtant si on consacre suffisamment de temps pour l'appréhender, on se rend compte qu'il véhicule une sensation de froideur et d'oppression rarement atteinte. En approfondissant ses recherches on remarque que l'histoire de cette musique est aussi sombre et torturée que le son qu'elle a produit. En terminale, lorsque j'écoutais l'album At the Heart of Winter d'Immortal je me voyais déjà dériver sur les étendues glacées de Norvège alors que je ne connaissais pratiquement rien de ce pays. Néanmoins, son nom m'évoquait quelque chose d'infiniment mystique et puissant. A l'époque, je nageais dans le flou question orientation post-bac, mais cette fascination précoce pour ce pays, essentiellement provoqué par la musique que j'écoutais à ce moment, allait me guider dans mes choix. En lisant les lyrics de groupes vraiment "true" qui chantaient dans leur langue natale je découvris une langue bizarroïde faite de "ø" et de "å" absolument incompréhensible mais néanmoins fascinante. J'étais tellement attiré par cette exotisme froid que je décidai d'apprendre cette langue malgré toutes les barrières qu'il y avait entre elle et mon français natal. Par chance, l'université de Caen avait un département de langues nordiques, j'avais enfin trouvé ce que j'allais faire : j'étudierais la langue, la littérature et la civilisation étrangère norvégienne. Je réussis inexplicablement mes deux premières années de licence alors que beaucoup se plantait autour de moi. Le norvégien était d'une complexité rebutante et pourtant j'y arrivais, je réussissais les examens sans savoir pourquoi. J'allais jusqu'à me demander si je n'avais pas une part d'innée en moi, d'hypothétiques prédispositions génétiques conférées par de lointaines origines vikings, ce qui était absurde si on réfléchissait un tant soit peu. Il ne me restait plus qu'à achever en beauté ma dernière année de licence. Je songeais à l'opportunité de passer un semestre en Norvège grâce au dernier programme ERASMUS. Y aller me paraissait indispensable pour parfaire ma connaissance du pays et de sa langue. De plus, aller en Norvège sonnait comme un rêve pour moi : un pays hyper socialo avec le meilleur taux IDH de la planète, des paysages magnifiques remplis de fjords et de forêts blanches, des norvégiennes qui brûlent de l'intérieur, tout ça... Comme vous pouvez vous en douter, les étudiants en civilisation norvégienne sont en nombre restreints, et donc plutôt proche de leurs professeurs. Ceux-ci se firent une joie de m'aider à organiser mon voyage en Norvège, ils se mirent en relation avec des professeurs, réservèrent des chambres universitaires à moi et mes comparses. L'un d'entre eux se proposa même pour m'emmener à l'aéroport de Roissy où je prendrais mon vol Paris – Oslo pour faire ensuite Oslo – Tromsø. Tromsø "l'université la plus septentrionale du monde", connue pour être un observatoire d'aurores boréales, c'est là-bas que j'étudierais pendant un semestre avec 9 000 autres étudiants. J'étais tellement excité et plongé dans les préparatifs de départ que je ne réalisais pas que j'allais passer l'hiver tout entier dans une ville situé au dessus du cercle polaire arctique. J'allais franchement le regretter, et pas seulement à cause de la température. Le 15 octobre nous étions trois à partir en Norvège : moi, Sébastien, un mec plutôt fêtard que j'avais croisé dans de nombreuses fêtes estudiantines – sans pour autant lui parler, ou alors je ne m'en souvenais plus – et Clothilde, une fille plutôt quelconque et pas très causante. Remarque, pourquoi je dis ça ? Je ne la connaissais même pas. Quoiqu'il en soit, je devais me socialiser un peu avec ces deux là si je voulais avoir un minimum de support pour les premières semaines. À travers mon hublot, je vis les paysage de plusieurs pays perçant à travers les nuages défilant en contrebas : France, Belgique puis Pays-Bas. Puis l'avion survola le bleu profond la mer du Nord et je vis les lointaines côtes du Danemark à l'Est. En somme, rien de suffisamment joli qui puisse détourner mon attention de l'écran de mon ordinateur portable qui diffusait le film Insomnia. La batterie délivra son dernier jet d'électrons lorsque l'avion commença à survoler la Norvège. Nous amorçâmes une descente vers l'aéroport d'Oslo, là où j'allais prendre un second vol Scandinavian Airlines en direction de Tromsø. Je testai un peu mon norvégien en achetant des clopes au Duty-Free, mais vu que je ne fume pas c'était juste pour le plaisir de me les faire taxer par des norvégiens. Je pris mon second avion à 14h10, le ciel était une vraie purée de pois, mais à mesure que l'avion montait vers le Nord le ciel se dégageait progressivement, révélant un territoire d'une blancheur immaculée sur des centaines de kilomètres. À un moment l'avion se mit à longer les côtes. La mer s'infiltrait à de multiples endroits dans la masse du pays, tels des nervures bleues dans l'immensité blanche arrachant des îlots à la terre : les fjords, des quantités de fjords de toutes les tailles et toutes les configurations que je ne me lassais pas de regarder. Après deux heures de trajet l'avion amorça sa descente en direction de l'aéroport de Tromsø, je découvris une ville s'étendant sur une île encerclée par les montagnes et reliée au continent par deux ponts. Au loin on pouvait voir la mer infinie et les cumulonimbus qui léchait sa surface. Lorsque je mis ma tête hors de l'avion, je fus frapper par le froid comme jamais je ne l'avais été. Suite à notre arrêt à Oslo je pensais avoir une bonne idée du climat du pays mais dans cette région c'était sans comparaison, malgré mes vêtements chauds j'avais l'impression d'être traversé de part en part par des stalactites. J'avais déjà des doutes sur ma capacité de résister à cette température pendant plusieurs mois. Un mec de l'université nous attendait à l'aéroport, il nous conduisit jusqu'au domaine universitaire et en fit le tour en nous expliquant ce qu'était chaque bâtiment dans un assez bon français. Lorsque nous entrâmes dans le bâtiment des chambres universitaires ce fut une bouffée de chaleur qui déferla sur nous, un vrai sauna. Le bâtiment était tellement chauffé que l'air était troublée par une odeur de moutons de poussière brûlés par les radiateurs. Nous prîmes possession de nos chambre et nous y déversèrent notre bordel. C'était petit mais il y avait le Wi-Fi, que demander de mieux ? Un mois et dix jours passèrent, je réussis à nouer des liens avec Sébastien et Clothilde, tous deux se révélèrent sympathique, même si le premier manquait parfois de discernement et la seconde se révélait trop conciliatrice, il fallait que je réduise la distance avec eux pour leur avouer leurs défauts, mais il n'y avait rien d'invivable entre nous. En cours, nous étudiions les mêmes choses qu'en France sans qu'il y ait trop de différence. Les profs parlaient un peu en français mais surtout en anglais, une langue que j'avais heureusement prise en complément car ici c'était comme une seconde langue natale. Vous vous demandez sûrement comment les norvégiens vivent par rapport à nous ? Bah, ici tout le monde pêche, l'Union Européenne impose des quotas de pèche au pays membres, c'est pour cela que les norvégiens ont refusé d'en faire partie à deux reprises. Tout le monde skie aussi. Vous n'imaginez pas le nombre de gens qui ont une barque et des skis ici, mais à part ça les différences sont minimes, ils sont comme nous quoi, européens, citoyens du monde. Sébastien lui me disait qu'il percevait l'influence de la Janteloven, une loi qui dit qu'un nordique ne doit jamais penser qu'il est spécial ou meilleur qu'un autre nordique, je lui avais répondu : "Bof". Un matin, j'avais oublié de me lever. Sébastien, qui s'étonnait de ne pas m'avoir vu du côté des sanitaires communs, était venu frapper à ma porte. - Qu'est-ce que tu fous ? Dit-il en me voyant émerger, - Non, toi qu'est-ce que tu fous à venir ici en plein milieu de la nuit ? - Mais non mec, il est l'heure, c'est juste que c'est le début de la nuit permanente, t'as oublié ? On avait abordé ce sujet en cours de civilisation. - Quoi, déjà ? La nuit permanente est un phénomène bien connu des personnes vivant au dessus du cercle polaire arctique. En raison de l'inclinaison de la Terre, le soleil disparaît de l'horizon pendant une période de deux mois, plongeant une partie du territoire dans la nuit. Cela m'étais sorti de l'esprit, je n'avais même pas remarqué que la luminosité baissait de jour en jour, j'étais bien fin. Bon, j'arrive, dis-je, convaincu. Vous n'imaginez pas le choc que ça m'a fait d'aller en cours en pleine nuit, c'était comme si un de mes cauchemars de lycéen prenait vie. Je ne pouvais m'arrêter de penser que tôt ou tard le soleil aller pointer son nez alors que ce n'était pas le cas, c'était plutôt... Frustrant. Bouffer le midi alors qu'il faisait nuit était plutôt troublant, et je n'ai jamais autant dormi de ma vie. Pendant les deux semaines qui suivirent j'expérimentai la désorientation complète du à l'implosion de mon horloge interne. L'absence de lumière me faisait également souffrir, j'étais obligé de vivre à la lumière malsaine des ampoules, cela me rendait malade. Combien de temps dormais-je ? Combien de cours avais-je loupé ? Combien de petit-déjavais-je bouffé le soir ? Combien de fois me suis-je précipité dans la rue à deux heures du matin, croyant être en retard en cours ? Je nageais dans le brouillard complet, ma mémoire était parsemée de black out, impossible de faire un résumé cohérent de ce qui s'est passé pendant ces deux semaines. J'étais flingué, j'évoluais tel un zombie. Car le soleil avait toujours été là pour moi, petit occidental de mon état, et il changeait assez peu ses habitudes, je ne m'étais jamais demandé ce qui m'arriverait si on me privait de soleil pendant plusieurs jours. Maintenant j'expérimentais cette option mieux que jamais. Sans lumière naturelle, plus de repère, des nuits infinies, et le temps où je restais éveillé semblait éthéré, échappant à la réalité de mes sens, comme si mon cerveau n'enregistrait pas les informations. Mes amis, un peu perturbés eux aussi sans en être à mon stade destructeur, s'inquiétaient de me voir ainsi, peu assidu en cours, le moral baissant de jour en jour, et continuellement fatigué alors que je dormais comme un koala. La nuit permanente, un phénomène pas vraiment adapté aux êtres humains comme moi. Un jour (impossible de me rappeler lequel) alors que je dormais dans un amphi, Clothilde me réveilla, elle avait des choses importantes à me dire : ? - J'ai fait des recherches et je crois savoir ce qui est responsable de ton comportement ces derniers jours, commença-t-elle, ça s'appelle un trouble affectif saisonnier, c'est à cause de la nuit permanente, l'absence de lumière pousse l'organisme à produire davantage d'une hormone, elle s'arrêta pour regarder les papiers qu'elle avait imprimé, la mélatonine, "l'hormone du sommeil", c'est pour ça que tu dors autant, et ce déséquilibre hormonal est à l'origine de ton comportement... Heu, bizarre. J'ai du répondre quelque chose comme : - Ouah, j'ignorais que tu faisais psychologie clinique maintenant ? - Putain c'est sérieux, s'énerva-t-elle, c'est ce qui est responsable des taux de suicide énorme dans les pays nordiques, j'aimerais juste pas... Qu'il t'arrive quelque chose, c'est tout. Elle était visiblement affecté par mon état, plus que je ne l'aurais imaginé, il faut dire que cela faisais plusieurs jours que je ne captais plus rien. Son altruisme me mit un coup de fouet. Excuse-moi, heu désolé, t'inquiètes pas, j'ai pas l'intention de me pendre avec une canne à pêche pour l'instant, répondis-je en clignant des yeux. Elle souriait - Il y a un traitement, la luminothérapie, on t'exposes devant de puissants projecteurs pour que l'intensité lumineuse fasse baisser ton taux de mélatonine... - Ok, j'y penserais si jamais ça empire. Son regard me scanna de bas en haut jusqu'à croiser le mien, et ce fut la première fois de ma vie que je fus attiré par Clothilde Thergault. Un regard patient posé sur son visage et je remarquai la manière dont ses yeux verts foncés intégrait joliment sa chevelure blonde, il fallait également tolérer un corps assez maigre, pas dépourvu de formes cependant. Il fallait être taré pour la trouver belle, chose faite. Le cours se termina, je conçus la descente des marches de l'amphi comme une épreuve. - C'est où le prochain cours ? Demandais-je avec un trou béant dans ma mémoire. - Au restaurant universitaire. - Ah. Évidemment, comme je ne considérais plus Clothilde comme une simple amie mais comme une proie convoitée par mon système hormonale affolé, mon comportement changea à son égard, je m'en rendais compte et cela m'irritais encore plus. Après avoir dépensé vingt couronnes pour un plateau repas, nous retrouvâmes Sébastien à une table. Il lisait un flyer qu'il me tendit ensuite. - Ça vous branche ? Sur le flyer il y avait le nom d'un groupe, plus giclé qu'écris, accompagné d'une tête hargneuse peinturlurée de noir et blanc, mais surtout il était écrit "Norsk Black Metal" - La vache ! Du black metal ! - C'est quoi ? Demanda Clothilde en se penchant vers moi jusqu'à me frôler - Heum... C'est un genre de musique... Extrême que j'écoutais beaucoup quand j'étais nain, enfin au lycée. J'avais pas mal de sentiments négatifs à expurger. Par contre je suis jamais allé en voir en concert... - C'est ce soir au Studenthuset Driv, on y va ? - Sans problème, Clo ? - Hmm, je sais pas, on a un exposé en civilisation à faire... - Mais avec le black metal on nage en pleine civilisation norvégienne là, insistai-je. La soirée perdait beaucoup d'intérêt à ce stade si Clothilde n'en faisait pas partie, heureusement mes efforts de persuasions conjugués à ceux de Sébastien eurent raison de sa volonté de travail. L'après-midi je m'effondrai sur mon lit pour une sieste, mais Séb et Clo vinrent me réveiller pour le concert six heures plus tard. Clothilde réussit à dilater mes pupilles endormies. Sur le chemin je leur racontai la glorieuse histoire du black metal pour éviter de penser au froid mortel et à la nuit noire. Genre musical né des cendres du trash et du death metal à la fin des années 80 avec des groupes come Bathory, son ascension se fit au cours des années 90 grâce à l'influent leader du groupe Mayhem, Euronymous, qui donna l'impulsion aux premiers groupes qui forgèrent la légende. Burzum, Darkthrone, Immortal, Emperor, Mayhem... En plus de l'impact provoqué par la musique, qui sonnait comme nulle autre, le black metal se fit connaître par des agissements illégaux du groupe underground qu'Euronymous avait crée : l'Inner Black Circle, qui ordonnait, entre autres, l'incendie d'églises millénaires. Les années 1993-1994 marquèrent l'apogée et le déclin de la seconde vague du black metal, en effet, beaucoup d'albums chefs d'oeuvre sortirent dans ces deux années : Transilvanian Hunger de Darkthrone, Hvis Lyset Tar Oss de Burzum, De Mysteriis Dom Sathanas de Mayhem etc. Seulement, c'est la mort elle-même qui vint entacher ce beau tableau. En 1991, Dead, le chanteur de Mayhem, un mec connu pour enterrer ses fringues et inhaler des vapeurs de piaf mort avant de monter sur scène, se suicida d'un coup de shotgun dans le crâne. Euronymous qui passait par là pris une photo de la scène, ce sera la pochette du live pirate Dawn of the Black Hearts. Selon la légende, il se serait fabriqué un collier avec les morceaux de crâne de Dead et d'après les rumeurs les plus folles il aurait mangé un peu de la cervelle de son compatriote avant d'appeler les flics. En 1993, deux membres du groupe Emperor sont jugés coupables pour avoir respectivement incendié une église et poignardé à mort un homosexuel. La même année, Euronymous se fait buter par Varg Vikernes de Burzum alors qu'il l'avait embauché comme bassiste pour le prochain album de Mayhem. Celui-ci lui administra vingt-trois coups de couteaux dont deux mortels dans la tête pour des raisons qui restent mystérieuse. Il se fit chopper le jour d'après. Depuis, il croupit en prison où il est devenu une figure reconnue du néo-nazisme. De nos jours, le black metal vit encore mais la flamme (des églises) brûle moins qu'avant. C'est à peu près ce que j'ai dit à Séb et Clo, m'écoutant parler, en retrouvant la fascination que j'avais pour toutes ces anecdotes morbides pendant que je dégoûtais à coup sûr mes interlocuteurs. Avec du recul, j'essayais peut-être d'impressionner Clothilde aussi... A propos de la musique elle-même je leur dis de ne pas se fier au bruit, qu'il faut chercher la froideur, la pourriture et l'oppression en laissant de côté le folklore (satanisme, corpsepaint, "true evil ones", rape the nuns etc.) En dépit de mes efforts de préparation je sentais bien qu'ils tailleraient la route au premier raclement de gorge du chanteur. Nous rentrâmes dans la salle de concert naine, l'atmosphère était chargée de fumée de clopes et d'autres substances, on pouvait distinguer des personnes que nous connaissions, enfin, qu'on croyait connaître car on ne les avait jamais vu avec autant de pics. Des dizaines de bières moussaient dans autant de mains, l'environnement était rouge, noir et blanc, la scène était ornée d'un pentagramme. Après un certain temps d'attente le groupe débarqua sur scène, le chanteur-guitariste fit les salutations en norvégien guttural et ils balancèrent la purée sans trop tarder. Aux premiers déferlements de riffs cradingues mal sonorisés je fus pris dans un tourbillon de pogos plus violents que tous ceux auxquels j'ai participé. Surpris, Séb et Clo reculèrent, m'abandonnant totalement dans le déchaînement d'épaules au milieu de la fosse. Au début je jouais des coudes pour me défendre mais après quelques avant-bras cloutés reçus en pleine tronche ma résistance s'est amoindrie et je laissais ricocher mon corps parmi les autres. Rapidement je ne sentis plus rien, sinon un mélange confus de pilonnage de batterie avec du sang dans la bouche agrémentés de lumières vertes et bleues, et ce n'était que la première chanson. Le rythme ne changea pas pour celle qui suivirent, les guitares cisaillaient, la batterie pilonnait et le chanteur éructait toujours. Et le mouvement de foule fit que je me retrouvai coincé juste devant la scène, les côtes comprimées sur une barrière anti-émeute et le souffle coupé. Un des videurs me demanda si je voulais sortir mais je lui répondais que non, cela faisait longtemps que je ne m'étais pas autant amusé. Le groupe fit une pause au milieu de l'hystérie collective et le chanteur nous annonça qu'il avait une petite "overraske" (surprise) pour nous. J'aperçus sur la gauche le batteur et le guitariste tirant sur quelque chose à l'aide d'une corde, ils peinaient. Le fruit de leurs efforts étaient de faire monter sur scène un bouc aux magnifiques cornes. Celui-ci se débattait, lâchant quelques "bêêê" plaintifs de temps à autres. Il échoua près du chanteur, qui avait sorti pour l'occasion une impressionnante hache traditionnel viking à double tranchant. Il tint la bête par une corne, visant à moitié avec sa pièce de metal, puis l'abattit brutalement sur le cou de l'animal. Le biquet s'effondra par terre, il gigotait toujours et bêlait plus que jamais, apparemment, le coup n'avait pas été assez puissant pour lui décrocher la tête. La hache avait traversé la moitié du cou. Quand le chanteur la retira, de gros bouillons de sang s'échappèrent du sillon creusé. Sans tarder, il frappa une deuxième fois de toutes ses forces et réussit à séparer la tête du corps. "bêêê... ". Il jeta sa hache sur le côté, saisit la tête du bouc par le cornes pour la brandir au dessus de la sienne puis tira la langue afin de goûter le sang qui s'échappaient par la gorge tranchée de l'animal. Pour termine, il balança la tête dans le public, et elle rebondit quelques minutes de mains en mains, manquant de blesser des gens. Sur le côté je vis le bassiste s'inquiétant à propos des câbles de sono qui baignaient dans une grande marre de sang. Une telle scène aurait pu réveiller des sentiments de révolte chez n'importe qui, moi y compris. Pourtant, je n'éprouvais aucun dégoût, aucune révolte. En fait, j'avais plutôt apprécié ce petit cadeau ensanglanté, était-ce parce que la foule était avec moi ou je devenais barjo ? Le chanteur, le menton dégoulinant de rouge, annonça qu'ils joueraient "une reprise" d'Immortal : Solarfall, je préférais éviter le massacre. Dans mon trip j'avais abandonné mes potes, et la présence de Clo commençait déjà à me manquer. Je décidai donc de les rejoindre mais je ne les trouvai pas dans la salle, ils devaient probablement être dehors. Me frayant un passage entre la fumée et la transpiration, je sorti. Ils étaient juste devant la porte, je leur criai "Putain, ce que vous avez lou... " mais je fus salement heurté dans mon élan : Sébastien et Clothilde s'embrassaient passionnément. En prenant son temps, Sébastien ouvrit les yeux, décoinça sa langue de la gorge de Clothilde et me demanda ce que j'avais dit. Le coeur en feu, je pointai lentement un doigt vers eux et, écarquillant les yeux, je soufflai : "Je vais me buter", et sur ce je m'éloignai, marchant rapidement vers la forêt. "Qu'est-ce qu'il a dit" disait Clothilde au loin, émergeant de son extase romantique. Je marchai, j'attendis d'être suffisamment loin pour gueuler un gigantesque "Pu-tain d'meeerde !" puis la même chose en norvégien. Je marchai encore et encore, et au bout d'un moment je n'entendis plus aucune activité humaine. Il y avait seulement le bruissement des arbres et le bruit de la neige qui se compactait sous mes pieds, j'étais au milieu de la forêt, seul. Il faisait nuit, la véritable nuit, et j'allais crever de froid. Depuis mon arrivée en Norvège, ma vie n'avait été qu'une succession d'errements sans but, d'interrogations sans réponses, de fascinations déplacées, et l'absence de soleil accentuait cela. Mais au milieu de toute cette bouillie je pensais avoir trouvé quelqu'un qui pourrait m'en distraire : Clothilde. Avec elle, fini de jouer au con sur Wikipédia à chercher les différences entre pingouin et manchot, j'aurais des choses plus intéressantes à faire. Mais au lieu de ça, elle m'avais filé entre les doigts car j'avais perdu toute attention depuis des semaines. Et ce soir, quand j'ai découvert à quel point j'étais déconnecté, une furieuse impression me revint dans la gueule : merde, cela faisait des années que je ne captais plus rien. J'avais l'impression d'être une autostoppeur sur l'autoroute du monde, sans destination, en train d'attendre qu'une âme charitable m'en indique une. Pourtant, je savais à peu près où j'allais cette fois-ci. Sur les hauteurs de l'île de Tromsø, il y avait un lac au milieu de la forêt, c'était ma destination. Un affreux lieu commun dit qu'on a besoin de toucher le fond pour ensuite donner le coup de pied salvateur qui nous fera remonter à la surface, c'est ce que je m'apprêtais à faire, littéralement. J'atteignis les bords du lac, je m'arrêtai un instant pour contempler son silence gelé Les branches des arbres croulaient sous la neige, les montagnes s'élevaient tout autour, blanches et sereines, et au dessus de moi le spectre d'une aurore boréale rose et verte poudrait le ciel de ses immense traînées. Ce phénomène, bien qu'inhabituel en cette saison, m'apaisa. Les mains enfouies sous la neige, je contemplais l'aurore jusqu'à ce que mes doigts s'engourdissent. Je pris alors une grosse pierre sur les berges et, de toutes mes forces, je la lançai en cloche vers le lac. En retombant elle rompit la couche de gel et emporta des triangles de glace vers le fond, laissant ressurgir l'eau en surface. En essayant de ne pas me casser la gueule – la couche n'était pas très épaisse – je rejoignis le trou et scrutai la surface de l'eau. Ténèbres. Une à une je retirai mes fringues, trempai un doigt dans l'eau, puis un orteil. Je respirai une dernière fois afin de m'imprégner de cet environnement magique puis je m'immergeai complètement dans l'eau glaciale, laissant le poids de mon corps m'emporter jusqu'au fond. Dans ma descente, j'ouvris les yeux : l'obscurité complète. Il était temps d'avoir peur. Le groupe trash/death Children of Bodom tire son nom du lac Bodom en Finlande. Ce lieu est connu pour avoir été le théâtre d'un fait divers sordide : la nuit du 4 juin 1960, quatre adolescents qui campaient sur les berges du lac sont sauvagement agressés par un individu surgit de nulle part. Trois d'entres eux sont poignardés à mort, le quatrième est grièvement blessé et passera un mois en hôpital psychiatrique. Après 44 ans d'enquête et d'innombrables pistes, la police déclare avoir le suspect ultime : Nils Gustafsson, qui n'est autre que le survivant du massacre du lac Bodom. Cependant, celui-ci est déclaré non coupable à l'issue des deux procès à son encontre. Selon la police, son mobile aurait été une explosion de jalousie impliquant une des filles présente dans la tente ce soir là... Dead, l'ex-chanteur de Mayhem, avait prévu de se suicider en s'ouvrant les veines au couteau, mais, après plusieurs tentatives, il s'avéra que la lame était émoussée, il ne pouvait mener son projet à bien. Il se ravisa et entrepris de réaliser sa volonté avec un fusil, comme il l'indiqua dans la lettre expliquant son suicide dont les premiers mots sont : "Excuse all the blood". En 2006 un étudiant français venu en Norvège dans le cadre d'ERASMUS tenta de se noyer en se jetant dans un lac sur les hauteurs de Tromsø mais le froid extrême avait ralentit ses fonctions vitales, l'air restant dans ses poumons lui permit de survivre jusqu'à ce que ces amis vinrent le chercher. Pourtant j'étais toujours là, dans l'obscurité total, au fond d'un lac dans une eau à moins vingt degrés. Dans ces conditions, on n'a qu'une envie : remonter, plutôt mourir au chaud. Mais j'y tenais fermement à ma descente interminable, je pouvais sentir mon signal vital s'évaporer. Je commençais à manquer d'air mais mes pieds heurtèrent le fond du lac à temps. Sans attendre j'effectuai une puissante propulsion qui me remonta de quelque mètres, et je terminai le reste à la nage, alerte, je ne pouvais tenir plus longtemps. J'eus un énorme soulagement en apercevant la surface mais il fut remplacé par le désespoir lorsque je compris que j'étais sous la glace. Je m'élançai, dans un dernier mouvement avant de perdre le reste de mes forces, et je jetai mon poing contre la couche de gel. Au prix de quelques phalanges pétées, il traversa la glace, et je me trouvai courant sur le lac, à poil avec mes fringues sous le bras, à la recherche d'un endroit chaud, sans quoi j'allais bientôt mourir de froid, alors, tout cela n'aurait servi à rien. Non loin des berges, derrière la cime des arbres j'aperçus une lueur. Je courus vers elle, en ces temps sombres, toute lumière était bonne à prendre. Je débouchai sur une petite clairière où la clarté fusait de toute part. La raison de cette profusion de luminosité ? Une église brûlait majestueusement au centre de la clairière. Mon corps tremblait comme la main de Jean-Paul II avant sa mort. Sans attendre je me réfugiai tout près des flammes et senti la chaleur revigorante de l'incendie contrastant avec la rudesse de l'hiver. Je me laissa hypnotiser par le spectacle fascinant d'une église en flamme et je réalisai que même en étant un gros con d'athée je ne pouvais m'empêcher de le trouver hautement symbolique. Les flammes diminuaient et la chaleur dégagée me sécha complètement, je pu me rhabiller. Il y avait quelque chose d'étrange avec ce feu : la fumée et les flammes se... Résorbaient. Plus le temps avançait, et plus l'église retrouvait ses couleurs d'origines. Les cendres tourbillonnaient et se replaçaient dans le bois, qui se décalcinaient à leur tour. Le poutres regagnèrent leur intégrité et bientôt l'église toute entière retrouva son état d'origine, exempte de toute trace d'incendie. Je nageais en plein délire : je me tenais, actuellement immobile, devant une réplique de la Fantoft stavkirke. J'entendis la porte s'ouvrir, j'eus la frousse de ma vie lorsque je vis la silhouette d'un homme s'avançant vers moi. Il tenait un jerrican, j'ai cru que mon coeur allait lâcher lorsqu'il m'adressa la parole en norvégien : - Salut, je suis Varg Vikernes, vous me connaissez ? L'homme ressemblait effectivement au Varg Vikernes que j'avais vu sur les photos, cependant c'était tout bonnement impossible qu'il soit présent ici. - Vous ! Mais vous êtes en... En... - En prison ? J'ai été transféré récemment à Tromsø. - Qu'est-ce que vous foutez ici ? - Moi ? Rien, en fait la question serait plutôt : qu'est-ce que vous foutez ici ? - Heu, franchement, j'en sais rien. Je sais pas, répondis-je, troublé. - Il n'y a pas... Quelque chose que tu aimerais savoir ? Dit-il d'un air interrogatif. - Heu, possible... - Pour quelle raison... Commença-t-il, il m'encourageait à finir la question. - ... Avez-vous tué Euronymous ? Finissais-je, presque naturellement. C'était effectivement la question que je poserais à Varg Vikernes si je le rencontrais un jour. - Ah, on y vient, dit-il d'un air satisfait, et bien, figurez-vous que la raison pour laquelle je l'ai tué méritait bien moins de publicité que les rumeurs qui ont suivies. Exceptionnellement, je vais te révéler pourquoi j'ai tué le grand Euronymous : il sortait avec la nana sur qui j'avais des vues... Malgré toute la gravité que l'environnement apportait à la scène, je ne pu m'empêcher d'éclater de rire. - Quoi ! C'est tout ? Un meurtre à cause d'une fille ? Mais c'est complètement dingue ! La pire des rumeurs se révèle donc vraie. - Il était important que je démente cette rumeur, même si elle était vraie, j'aurais perdu beaucoup de crédibilité pour mon fan-club nazi. Si tu ne me crois pas, Euronymous pourra te le confirmer, il est ici avec nous, dit-il calmement. Un second homme surgit de l'arrière de l'église, il s'avança vers nous en claudiquant de façon sinistre. Il portait une veste en cuir, la peau de son visage avait une teinte monochrome, elle était desséchée et déchirée à certains endroits. D'une voix venue d'outre-tombe il me dit "C'est ce qui s'est passé" en approchant sa tête tout près de moi jusqu'à que je puisse sentir son souffle fétide. Je bondis en arrière lorsque que je vis qu'aucun oeil n'était présent dans les orbites prévus à cet effet. - Tu devrais essayer, commença Vikernes, planter quelqu'un, sentir ta lame s'introduire dans le corps d'un autre. C'est plutôt... Libérateur. Le planter plusieurs fois, dans les endroits non vitaux pour qu'il puisse ressentir la douleur au maximum, attendre que le sang coule puis l'achever, d'un seul coup. N'est-ce pas ce que tu as à faire ? Je frissonnais. Plus personne ne parlait. Le calme était à son apogée - Le soleil se lève. Si tôt qu'Euronymous eut prononcé cette dernière phrase, la courbure du soleil apparue à l'horizon. L'étoile du matin répandit ses rayons sur le territoire, la lumière jaillit, si intense et étourdissante que le paysage s'embrasa d'un blanc nacré. Je me sentis tomber à la renverse, puis, noir. Je me souviens ensuite de m'être réveillé à l'hôpital la main bandée, toussant comme un malade avec Séb et Clo à mes côtés. J'attendais d'eux un minimum d'affection, de compréhension, d'empathie mais au lieu de ça j'eus le droit aux récits de Séb et Clothilde affolés après m'avoir trouvé à poil gisant inconscient sur un lac gelé, Séb et Clo m'administrant les premiers secours, Séb et Clo me transportant jusqu'à l'hôpital le plus proche, Séb et Clo inquiets face aux docteurs qui disaient que j'avais attrapé une sale pneumonie, Séb et Clo qui se relaient pour surveiller si je reprends conscience et enfin, Séb et Clo, soulagé que je me réveille enfin après tout ce qu'ils ont fait. Bref, Séb et Clo, encore des héros contemporains, heureux et équilibrés, qui ont empêchés leur copain soudainement suicidaire de commettre une incroyable bêtise. Merci les héros ! Devant tant d'auto-satisfaction dissimulée et cette éclaboussante confiance en soi générée par ce couple parfait, je me demandai comment j'avais pu supporter des gens pareils pendant plusieurs mois. Il suffit d'un événement qui sors de l'ordinaire chiant et risible pour révéler en un instant la véritable nature. Égoïstes. Encore une fois je me retrouvais comme un con, bouffant durement la réalité, mais au moins l'attachement que j'avais pour Clothilde était complètement parti. Couler dans un lac norvégien vous fait réaliser qu'il est absurde de s'attacher à quelqu'un quand on ne le connaît même pas. Une fois remis sur pied, je sortis de l'hôpital. A mon grand désespoir je vis que la nuit permanente n'était pas terminé, je recommençais à sentir l'accablante envie de dormir. C'est ce que je fis. Sauf que dans les jours qui suivirent, il m'arrivait de me réveiller debout à divers endroit un couteau à la main. Les jours passèrent et je me réveillais de plus en plus près de l'étage, puis du couloir où se situait la chambre de Sébastien, je ne me souvenais de rien. Il y a deux jours, je me suis carrément trouvé dans sa chambre, avec lui mort de peur tapis dans un coin en train de répéter "Comment tu peux dire des choses aussi horribles ?". Je ne me souvenais de rien. Maintenant, je suis dans cette pièce en train d'écrire ma vie, j'essaie de vous expliquer comment j'en suis arrivé là. J'espère que vous trouverez quelqu'un pour vous traduire tout ça. J'en profite pour vous demander si vous n'avez pas du papier supplémentaire, et également si cela nous vous dérangerais pas de baisser un peu l'intensité de ces projecteurs. |
Extrait du site https://www.france-jeunes.net |
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