| Altaïr et VégaAltaïr et Véga, une histoire d'amour, folklore du peuple asiatique. Aime-t-on parce que l'on est heureux ou on est heureux parce que l'on aime ? Un amour né dans l'astronomie, nourri par le désir de la liberté, torturé par la séparation et la guerre... Dans le ciel, deux hirondelles volent, deux étoiles brillent.Dans le dortoir désert, immobile sur une chaise, Jérôme fixait avec silence une photo qu’il tenait soigneusement dans sa main.
Une photo d’elle.
La jeune fille qui s’y trouvait était si belle, si ravissante, si impeccable.
Sur le quai, il y avait plus de militaires que de civils.
Un visage triste fixait un autre visage triste, laissant jaillir rien d’autre que du chagrin.
L’ambiance était lourde et étouffante. Des nuages grisâtres et épais couvraient le soleil trop peiné à voir cette scène déchirante. Leurs lèvres remuaient, mais aucun ne parlait.
Quelques instants plus tard, elle baissa sa tête. Deux ruisseaux de larmes coulaient sur sa joue.
—Allons-nous nous revoir?
—Bien sûr, Marianne, bien sûr qu’on se reverra…
Jérôme sentit que son cœur était en train de fondre lorsqu’elle disparût dans les wagons de fer. Il ne voyait plus rien à travers ses yeux embrouillés. Seul le désespoir cria à l’agonie au fond de son âme.
Tous les expatriés étaient à bord du train. Un long sifflement retentit et le tas de ferrailles commença à avancer lentement.
Jérôme perdit le contrôle de son corps et poussa le gardien devant lui pour frayer un chemin. Il courait, et il courait, comme si courir le délivrait de son désespoir.
Un visage blême apparut derrière la fenêtre formée de barres de fer. Le visage de Marianne.
Elle le regardait courir, et pleurait.
La distance entre lui et elle s’allongeait de plus en plus. Mais il courait encore, et encore, ne voulant pas abandonner.
À ses yeux, dans ce monde, il y avait seulement lui, elle et ce train qui les séparait.
La voir quelques secondes de plus, tel était son désir, son vœu, sa volonté.
Finalement, il trébucha et tomba. Lorsqu’il se releva, elle était déjà loin.
On ignorait quand, mais une pluie fine enveloppait la gare.
Le visage de Jérôme était mouillé. Était-ce la sueur, la pluie, ou la larme?
Maintenant, pour lui, il n’y avait plus rien d’autre dans ce monde que le néant.
L’instant même où il l’aperçut, son cœur oublia de battre.
Elle n’était pas une déesse d’une beauté rayonnante, ni une créature diabolique aux chairs sensuelles. Elle ne portait pas d’habits resplendissants ou d’ornements précieux. Elle était simplement elle. Pourtant, quelque chose en elle, peut-être son joli visage ou sa mince taille, peut-être la confiance et la détermination qui jaillissaient hors de son apparence douce et délicate, attirait Jérôme, l’envoûtait et l’ensorcelait.
Il la regardait partir, devant lui, mais n’osait pas lui parler.
Le même lieu, le même temps.
Leur deuxième rencontre annonça le début d’une romance délicieuse.
Jérôme entra en collision avec une jeune fille lors de sa course débile.
Il se tourna pour s’excuser, et la vit, elle.
Il la dévisageait, et elle aussi, le dévisageait. Un sourire embarrassé se trouvait sur ses lèvres fines. Et il sut que son cœur n’appartenait plus à lui, mais à elle.
Il lui tendit le livre qu’il ramassa par terre, en baissant son regard pour cacher ses joues brûlantes.
Astrologie et Astronomie.
Il la fixait, surpris. Quelques instants plus tard, il sortit de son sac avec maladresse un livre ayant le même titre.
Il sourit bêtement, et elle aussi.
Ils entraient tous les deux dans la bibliothèque déserte, et y passaient un après-midi empli de discussions colorées.
Ils parlaient d’astrologie, de leur croyance, de leurs points en commun, et d’eux-mêmes.
Et c’était le coup de foudre, la voix du destin, et même, la sérendipité.
Elle, s’appelait Marianne, étudiante étrangère.
Ils aimaient tous les deux les étoiles, les mythes et la liberté. Ils s’aimaient.
Jérôme avait trouvé sa meilleure amie, son âme sœur, la femme de sa vie.
—Jérôme, regarde le ciel, chuchota Marianne d’une voix douce.
—C’est bleu, répondit celui-ci.
—Oui, c’est bleu.
Le jeune homme sourit.
—Je voudrais tant être un oiseau, continua-t-elle, rêveuse. Ouvrir mes ailes et plonger dans les bras de la liberté. Me laisser aller, voler dans l’étendu du ciel, sans les obligations de ce monde, de tous ceux qui nous entourent. Oublier tout, laisser tout derrière moi, abandonner le passé, omettre le présent, refouler l’identité, et, voler, voler…
—Tant de liberté, l’interrompit Jérôme, tant de bonheur. Plus de responsabilité, plus de devoirs, plus de société, rien qu’une immense liberté devant nous, qui nous sourit, et on…
—Vole… prononcèrent-ils en même temps.
Un baiser doux camoufla le sourire joyeux sur leurs lèvres.
—Allez, viens, lança Jérôme en se levant subitement. Je vais te montrer quelque chose.
Et Marianne le suivit. Elle savait qu’elle serait heureuse là où il l’amènerait.
Le petit biplan privé effleura doucement les nuages dans l’immensité du ciel azuré, tel un oiseau libéré de sa cage.
—Ferme tes yeux, dit Jérôme.
Marianne obéit.
Le vent frais caressait son visage. Le bruit du moteur et du mouvement d’air résonnait à ses oreilles. Elle sentait cette sensation de liberté jaillir en elle, cette possibilité de traverser le ciel, comme un oiseau.
Elle volait. L’avion était immobile, mais elle volait.
—Comment tu te sens? dit Jérôme.
—Fantastique.
—Je regrette pour l’homme, qui n’a pas d’ailes pour voler au sein du ciel.
Elle prit une grande respiration.
—Apprend moi à voler, Jérôme.
La nuit tomba.
Les étoiles avaient peuplé le ciel où s’accrochait une demi-lune limpide. Leur éclairage avait remplacé la lumière du jour.
Jérôme et Marianne regardaient avec merveille la nuit étoilée dans son doux silence. Ils n’avaient pas besoin de télescope, ni même de leurs yeux, mais simplement de leur cœur.
—Quelle magnificence, dit le jeune homme en lâchant un soupir d’émerveillement.
—Si brillants, ajouta Marianne.
—Si brillants… Quand j’étais petit, j’avais toujours envie de les attraper. Je pensais qu’ils étaient des bonbons fluorescents.
—Tu ne sais que manger…
—Non… À bien y penser, c’est plutôt cette immensité qui m’attire… C’est si grand, le ciel, si vaste. C’est pourquoi j’ai toujours eu envie de devenir un astronaute, comme tous les enfants, d’ailleurs.
—Mais comme tu manges trop, lança la jeune femme en pouffant de rire, tu es devenu pilote.
Jérôme se pencha du côté de sa compagne. Il pressa ses lèvres contre les siennes pour lui empêcher de rire.
Tant de délicatesse. Tant de tendresse.
Soudain, Jérôme pointa du doigt deux étoiles lumineuses très rapprochées.
—Marianne, vois-tu ces deux étoiles là-bas? dit-il d’un ton rêveur. Celle à gauche, c’est Véga de Lyre, et, celle à droite, c’est Altaïr de l’Aigle. Il y a un folklore asiatique, très beau, concernant ces deux étoiles.
—Raconte.
—Eh bien, Altaïr et Véga sont deux dieux sous forme d’étoiles dans le ciel. Ils s’aiment à la folie. Mais, comme l’amour est interdit pour les dieux, l’Impératrice céleste, folle de rage, bannit Altaïr du ciel et celui-ci se réincarne en berger. Un jour, son taureau, qui est en vérité un autre dieu réincarné, se mit à parler et lui dit d’aller près d’un lac et cacher les vêtements d’une fée qui y vient pour se baigner. Et Altaïr obéit. La fée qui ne peut pas partir sans son habit sacré est en fait Véga. Les deux se reconnaissent et se marient. Ils vivent heureux pour un bout de temps. Des années passent et ils ont eu des enfants. Mais, l’Impératrice, étant au courant de cet événement, sépare le couple de nouveau en reprenant Véga dans le ciel. Altaïr, ne pouvant se passer de son amour pour son épouse, part à sa recherche. Finalement, il la retrouve mais un énorme fleuve les sépare: la voie lactée. Les hirondelles sont venus à leur aide et relient un pont avec leur propre corps sur le fleuve céleste. L’Impératrice, touchée par leur amour, leur pardonne et leur accorde une rencontre par année. Ainsi, chaque 7 juillet du calendrier chinois, les deux amants peuvent se voir dans le ciel à l’aide de ce pont d’hirondelles. C’est pourquoi ces deux étoiles sont les plus rapprochées l’une de l’autre en cette journée.
—Et aujourd’hui…
—Vois-tu des hirondelles dans le ciel? dit-il en levant la tête, un sourire aux lèvres.
—Très belle histoire, répliqua Marianne en fixant les deux étoiles brillantes.
—Crois-tu à la réincarnation, Marianne? demanda Jérôme.
—Heu… Je ne sais pas.
—Moi j’y crois.
—En quoi veux-tu être réincarné?
—Toi?
—Hum… Je ne sais pas. En oiseau peut-être, en hirondelle. Je n’aurai plus besoin d’avion pour voler.
—Dans ce cas, moi aussi, je voudrais en devenir une, pour te tenir compagnie.
Marianne resta silencieuse et ferma ses yeux.
—Réincarnons-nous tous les deux en étoiles, dit-elle d’une voix douce. Nous pouvons alors se voir dans le ciel pour l’éternité.
Le ciel était couvert de couleurs rose et blanches qui se tortillaient ensemble, tel une crème glacée aux fraises en train de fondre.
Les narines de Jérôme étaient emplies d’une légère odeur de rosée, et du tendre parfum corporel de la jeune femme dans ses bras.
Le chant matinal des oiseaux résonnait dans le bois. Le monde n’était plus qu’un remix de douce mélodie.
Le jeune homme ferma ses yeux, mais les belles images de ce monde dansaient toujours dans son esprit. Il savourait pleinement chaque bouchée d’air, chaque bruit et chaque instant. Il savourait la vie, le bonheur.
Beaucoup avaient passé leur vie entière à la recherche d’un bonheur illusoire, alors que souvent le vrai bonheur était simplement devant eux, à leur portée.
Le vrai bonheur, c’est chaque instant que l’on passe avec celui ou celle que l’on aime.
Le vrai bonheur de Jérôme, c’est d’être avec Marianne.
Le vrai bonheur de Marianne, c’est d’être avec Jérôme.
—Ici, la levée de soleil est la plus belle du monde, dit Jérôme.
—On ne va pas tarder à savoir si c’est vrai.
Elle fixa l’horizon les yeux grands ouverts.
Jérôme garda sa tête basse et regardait passionnément le visage de son amoureuse.
Il avança son corps et finit par clore les lèvres Marianne avec les siennes.
Dans un éclat de rires étouffés, les deux amants roulèrent par terre.
L’astre du jour, tel un énorme disque incandescent, se leva derrière une colline lointaine.
Mais personne ne s’en rendait compte.
—Tu m’as fait rater la levée de soleil, se plaignit Marianne en reprenant son souffle, mécontente.
—Le soleil se lève tous les jours, se justifia-t-il en souriant, mais embrasser une petite fille impressionnée par son apparition n’arrive pas souvent.
—Il est beau, lâcha la jeune femme en dévisageant l’horizon rosâtre.
Son visage sombrait sous le faible rayonnement du nouvel astre, et devint tout aussi rose.
—Tu es encore plus belle, Marianne, souffla Jérôme dans ses oreilles. Tu es ma plus belle levée du soleil.
La jeune femme baissa la tête sous le compliment de son amant.
Il la serra de plus fort dans ses bras et continua.
—Je t’aime.
Un tendre silence occupa l’atmosphère fraîche du matin, et la rendit plus chaude.
—Je t’aime aussi, Jérôme.
Passion, tendresse, volupté.
Parfois, le destin est cruel.
Alors qu’ils ne vivaient que pour s’aimer, le pire malheur les frappa.
La guerre s’éclata, aussi imprévisible que le temps.
Elle ne concerne que ceux qu’elle ne doit pas concerner. Et Jérôme et Marianne étaient tous les deux concernés.
Le pays de Jérôme était en guerre avec celui de Marianne.
Marianne devait quitter. Elle devait quitter Jérôme.
Devant leur destin, ils n’étaient que deux petites feuilles emportées par le vent.
Les larmes avaient assez coulé. Les promesses étaient assez dites. Ils voulaient fuir ensemble, mais chacun avait peur de compromettre la vie de l’autre.
Quoique la vie et le bonheur, ne sont pas toujours bien associés l’un avec l’autre.
Et ils se séparèrent.
Le temps coulait. Comme une rivière sans bornes.
La séparation.
Dura six années.
Six ans, ils ne pouvaient pas se voir.
Six ans, ils ne pouvaient pas se parler.
Six ans.
Six ans.
Demain, sa dernière mission.
Demain, la prise du capital.
Demain, la fin de la guerre.
Après demain, il pourrait revoir Marianne.
Un nuage d’avions de chasse et de bombardiers envahit le ciel déjà couvert de nues grises et lourdes. Lourdes, comme le cœur tendu des gens.
L’avion de Jérôme volait gravement dans l’étendu du ciel. Quoiqu’il fût beaucoup plus rapide, il ne pouvait pas sentir cette liberté vive du petit biplan.
Malgré sa belle apparence, il ressemblait davantage à un animal en laisse, et non un oiseau sans cage.
Jérôme se sentait si seul dans sa cellule.
Il était une fois, il volait avec Marianne.
Feux. Tirs. Explosions. Prières.
Jérôme restait impassible devant ce gigantesque feu d’artifice aérien. Il ne pensait plus.
Il ne voyait que les pièces métalliques qui tombaient du ciel, et non les hommes déchus.
Il était une machine, sans sentiments, destiné à tuer, à abattre.
Il le suivait de près. De très près.
Son adversaire était sans issue.
Mais Jérôme ne pouvait tirer.
Il en était incapable.
Ses mains tremblaient. Et pourtant, les mains d’un pilote ne tremblaient jamais.
Plus près, encore plus près. Il voulait voir de plus près.
Son esprit était embrouillé. Son cœur recommença à battre après tant d’années d’hibernation.
Plus près.
Et il vit. Sur la queue de l’avion ennemi, il vit cette minuscule image qui le frappa comme un foudre.
Et il ne pouvait plus tirer, plus jamais.
Deux hirondelles, volant l’une à côté de l’autre.
La même image qui se trouvait sur la queue de son avion.
—Jérôme, dit Marianne calmement après leur vol, quand j’aurais un avion moi-même, je peindrai deux hirondelles sur sa queue.
—Pourquoi?
—Pour être spéciale, je ne sais pas.
—Je veux dire, pourquoi hirondelles?
—Parce que je les aime bien.
Le jeune homme sourit et ne dit rien.
—Elles me font penser à la joie, continua-t-elle, au printemps, à l’amour, au bonheur. Leur manière de voler est si belle, si naturelle.
—Pourquoi deux alors?
—Je ne te le dirai pas.
—Hum… Laisse-moi deviner… L’une est toi, et l’autre est moi?
La jeune femme resta silencieuse, mais ses yeux souriaient.
—Dans ce cas, dit Jérôme dramatiquement, je le ferais aussi. Deux hirondelles, hein? Comme ça, on se reconnaîtrait même dans le ciel…
Et il la reconnut.
C’était elle.
Marianne.
Il entendit une légère explosion. Il sentit une odeur de fumée.
Il fut touché. Il fut touché lorsqu’il sombrait dans ses souvenirs.
Une flèche grise traversa le ciel, pointée vers le sol.
Jérôme ne fit rien, il était impassible devant son malheur. Il fixait encore de loin les deux hirondelles qui revenaient.
Mais soudain, elles semblaient perdre le contrôle de leur propre corps.
Et elles descendaient du ciel aussi.
Leur chute était si belle, si naturelle.
Marianne le reconnut.
Et elle fut touchée, aussi.
Et les deux avions virevoltaient dans une chute interminable, comme deux feuilles d’automne.
Le temps était long.
Jérôme enleva son masque, il tenta de voir à l’intérieur de l’autre avion.
La fumée cachait sa vue.
Deux sièges furent projetés hors du nuage gris.
Deux champignons apparurent dans le ciel.
Les pilotes se regardèrent dans les airs.
Il n’y avait plus aucune frontière entre eux.
Le temps était long.
Sur le sol.
Ils se regardaient.
Jérôme et Marianne.
Marianne et Jérôme.
On ne dit rien. Ils se contentaient de se regarder.
Et ils se regardaient. En quelques secondes, ils s’étaient regardés pendant six ans.
Et ils se mirent à courir. L’un vers l’autre.
Et ils s’embrassèrent. Et ils se serraient fort.
Plus fort que jamais.
Mais on ne dit rien.
La parole était inutile. Le regard suffit.
Les explosions, les feux, la guerre, le monde, tout. Rien n’avait plus aucune importance.
Jérôme et Marianne.
Lui et elle.
Rien de plus.
Que la guerre continue. Que les gens se battent. Que le monde se détruise.
Mais qu’ils s’aiment, qu’ils continent de s’aimer.
Le temps était long. Il était même immobile.
Des larmes coulaient sur leur visage, qui sait si elles étaient de joie ou de tristesse.
La guerre se termina.
Personne n’avait revu Marianne et Jérôme depuis.
Quelque temps plus tard.
Le printemps. Dans un parc. Au crépuscule.
Deux hirondelles survolaient joyeusement le ciel gris et rose.
Ils volaient, l’une à côté de l’autre.
Lorsque la nuit tomba, deux étoiles brillaient dans la voie lactée.
Elles étaient si proches l’une de l’autre, que leur lumière semblait unie.
(fin) | | |
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