| Le manoir de la terreurLa visite impromptue du manoir de Cornelius par l'employée d'une agence, risque de mal tourner...Vendredi 16 mai... 16 h 27...
Le visage creusé, assombri d'un voile de fatigue, Sylvia est sortie précipitamment de l'agence immobilière de La Rochelle au sein de laquelle elle assume les fonctions de négociatrice principale. Il s'agit de faire vite pour répondre au coup de téléphone qu'elle vient de recevoir. Un client, qui n'a pas décliné son identité, désire visiter le manoir de Cornelius. Une occasion inespérée, qui n'est certainement pas prête de se représenter !
Contrairement aux derniers jours, la journée avait pourtant été calme, sans le moindre rendez-vous, la clientèle s'étant faite plutôt discrète. Sylvia s'était même assoupie sur son bureau, rêvant déjà aux mille et une choses qu'elle se préparait à faire durant le week-end, avant d'être rendue à la réalité par la sonnerie intempestive du téléphone qui l'avait brusquement sortie de cette somnolence passagère.
Jamais elle n'aurait pu imaginer qu'un éventuel acquéreur puisse s'intéresser à cette bâtisse bizarre, vieillotte et biscornue, campée dans un parc au gazon pelé, enclavée dans un paysage de friches industrielles. Lorsque le responsable de l'agence l'avait chargée de prendre en main la vente de cette gentilhommière construite dans la seconde moitié du XIX° sur les fondations d'une ancienne abbaye bénédictine d'un pittoresque effrayant, elle avait accueilli la nouvelle avec une grimace de dépit.
Le bâtiment est en effet plutôt " mal en point ", semblant même à l'abandon... Son solage de vieilles pierres s'effrite. Ses murs lézardés sont rongés par une mousse roussâtre, donnant l'impression de résister péniblement aux grands vents d'hiver et aux pluies rageuses. Quant au châssis de ses fenêtres aux vitres poussiéreuses derrière lesquelles on croirait voir passer d'inquiétantes silhouettes, il aurait besoin d'un sérieux rafraîchissement... Cet immeuble de style victorien est le reflet archétype de la maison hantée, qui inspire tant les auteurs de romans d'épouvante et les scénaristes du même crû. Alors, vous comprendrez que dans ces conditions, il semble difficile d'imaginer qu'un acheteur potentiel puisse s'intéresser à ce repère froid, sordide et effrayant !
Son dernier propriétaire, un étrange personnage du nom de Cornelius, jouissait d'une sinistre réputation. Victime d'une crise cardiaque quelques mois auparavant, il avait définitivement quitté les lieux pour cracher son âme au diable. Il y avait vécu en solitaire, comme un ermite, toute sa vie durant, à l'écart de tout voisinage. L'inquiétante et fantastique demeure aux intrigues ténébreuses n'avait, disait-on, jamais reçu de visiteur. D'ailleurs, la frayeur qu'inspirait le manoir à toute la population était telle, que pas un seul habitant ne s'y était encore risqué. Ils se signaient le front en passant devant ou l'évitaient.
Il est d'ailleurs à noter une certaine réserve de leur part... Certains d'entre eux ne sont pas sans évoquer les maléfiques activités et l'obscure personnalité de l'ancien propriétaire des lieux. Ils vont même jusqu'à colporter le bruit selon lequel le décès de l'étrange bonhomme masquerait une vérité atroce assortie d'un terrible secret, cachant d'obscurs forfaits. Si l'on se fie aux rumeurs, les nuits de pleine lune des cris et des bruits étranges s'élèveraient de l'antique demeure. Entre ces murs se seraient déroulés des faits anormaux et inexplicables. Des incidents bizarres, associés à des phénomènes déconcertants, auraient même défrayé la chronique quelques jours avant sa mort... Du reste, des plaintes concernant des événements insolites auraient été enregistrées... Et Cornelius aurait emporté dans la tombe d'inavouables secrets.
En dépit d'un testament stipulant que la maison devait rester dans le grison familial, son seul héritier bénéficiaire, un petit-neveu par alliance désigné comme légataire universel, avait malgré tout et aussitôt manifesté hâtivement son désir de se séparer de l'immeuble et de la totalité du mobilier concerné, bien qu'il ne soit nullement dans le besoin. Il en avait confié la vente à l'agence.
Le rendez-vous avec cet hypothétique acquéreur ayant été fixé au lendemain dans la matinée, Sylvia n'a donc que peu de temps pour s'assurer que tout est en ordre à l'intérieur de cette singulière demeure. Elle ne s'y était pas encore aventurée, ayant estimé, de toute évidence, qu'elle n'était pas à la veille d'en obtenir un compromis de vente.
Contre toute attente, la voici néanmoins rendue devant cette imposante et glaciale habitation aux intrigues ténébreuses, qu'elle détaille d'un regard méfiant à travers les glaces de sa laguna. Elle n'est pas sans évoquer l'hitchcockienne résidence de Rebecca. Isolée dans un grand parc tapissé de buissons et de ronces, planté à l'écart de toute vie civilisée, sa masse sombre et farouche ressemble à s'y méprendre à un monstre aux aguets. Le décor semble avoir été étudié aux fins de privilégier le fantastique et l'imaginaire, avec l'intention quasi évidente d'exposer les lieux aux agressions surnaturelles. Pas étonnant que l'endroit jouisse d'une si mauvaise réputation ! Une pesanteur, une angoisse indescriptible même, semblent suinter des murs de cette abominable bâtisse au demeurant hostile, de laquelle paraît sourdre une menace latente.
Avec un soupir de résignation, Sylvia est descendue de sa voiture. D'une main hésitante, elle pousse la grille de fer forgé défendant l'accès au domaine, dont la façade de lierre pendu aux crevasses de ses murailles reflète l'abandon et la tristesse.
C'est à présent avec appréhension qu'elle traverse le parc en visiteuse téméraire et imprudente. Avec une moue angoissée, elle a gravi les quelques marches du perron conduisant au portail surmonté d'un marteau sculpté. Après avoir attendu impatiemment que son angoisse se dissipe, elle introduit la clé dans la serrure de la porte d'entrée. Elle l'entre-bâille craintivement en esquissant une grimace de contrariété avant d'en franchir le seuil, s'efforçant à présent de penser au plaisir de se faire peur, bien qu'elle ne soit pas spécialement friande de sensations fortes, mais faisant plutôt contre mauvaise fortune bon cœur. Une terrible appréhension s'est emparée de tout son être. Elle a subitement la désagréable sensation que la porte s'est refermée d'elle-même.
Le cœur battant à un rythme endiablé, elle a inconsciemment retenu son souffle avant de se glisser timidement et comme une ombre à l'intérieur de l'étrange demeure lourde et silencieuse.
Elle se risque à présent dans le grand couloir. La statue grotesque et inquiétante du démon Asmodée, le diable boiteux à l'aspect démoniaque et au regard hypnotique, postée en sentinelle, accueille les visiteurs éventuels. Son aspect terrifiant les met d'office dans l'ambiance, avec le désir évident de les placer en situation de complète insécurité. Tout ici respire la moisissure et il y flotte comme une odeur de souffre. D'autres remugles aux origines peu avouables se mêlent à ces relents peu engageants.
Les portraits des habitants successifs du manoir qui recouvrent les murs semblent se déformer à son passage, ce qui n'est pas pour la rassurer dans cette obscurité qui la pénalise. Etant donné l'urgence de la situation, l'agence n'a pas eu le temps de faire remettre l'installation électrique en service. Heureusement, Sylvia s'est munie d'une torche pour parer à cet inconvénient. La bâtisse se révèle opaque dans ses moindres recoins, malgré les craintifs rayons de soleil qui s'infiltrent timidement au travers des persiennes ajourées, donnant l'impression que les objets sont éclairés par une lumière sépulcrale.
Elle a franchi les derniers mètres la séparant du grand salon. Il y règne un froid singulier. Des chuchotements et des plaintes semblent sortir de ses murs recouverts de boiseries. Le portrait suspendu au-dessus de la monumentale cheminée en pierre représentant un homme âgé au visage parcheminé, ridé et desséché, pareil à un démon vomi par l'enfer, a immédiatement attiré son attention. Ce ne peut être que celui de Cornelius. Ses yeux au regard froid et agressif semblent suivre ses moindres mouvements et condamner son intrusion. L'œil terrible, glacial et accusateur qu'il paraît porter sur cette importune visiteuse est sans équivoque, semblant lui reprocher la profanation de de ces lieux au demeurant interdits, ce qui la fait frissonner. Durant quelques secondes, Sylvia a même eu la désagréable sensation que l'horrible portrait la menaçait de son doigt. Son imagination fertile lui jouerait-elle des tours ? La névrose que représente cette maison nimbée de surnaturel persiste en elle comme une menace incohérente et terrifiante. Elle s'entête à s'exercer comme l'irruption sournoise de l'irrationnel dans la grisaille du quotidien. Visiblement mal à l'aise, Sylvia ne sait subitement plus que faire, afin de conjurer cette obsession. Elle sent à ses côtés une présence d'outre-tombe tapie dans l'ombre. Elle a vivement détourné son regard de cette photographie au teint cadavérique, de cette caricature humaine de l'ancien maître des lieux, qu'elle rend manifestement responsable de cette situation.
La pièce est encore remplie d'objets aussi mystérieux que poussiéreux et la plupart du mobilier est recouvert d'un drap blanc. Cette atmosphère fantomatique où semble régner une ambiance hostile ne fait que renforcer cet effet de terreur superstitieuse. Ne va-t-elle pas s'imaginer à présent que, les nuits d'orage, cette fantastique demeure doit irradier de mille lueurs suspectes sous les éclairs ! Des ingrédients qui contribuent à accentuer encore et encore ce stress insupportable qui s'est emparé de sa personne depuis qu'elle est entrée. Prise dans l'univers restreint de cette étrange bâtisse, ce sentiment d'oppression ne fait que s'amplifier.
Mais le temps presse. Elle se doit de satisfaire son client. Elle réalise brusquement que son imagination est en train de la plonger dans un cauchemar intolérable ! Cette anxiété qui la torture n'est de toute évidence qu'anodine, totalement dénuée de sens. Elle a tout à coup conscience qu'elle alimente inutilement et déraisonnablement son imaginaire. Cette impression de retrouver son âme d'enfant et de faire resurgir quelques fantasmes enfouis au plus profond de son subconscient lui fait même hausser les épaules. Qu'aurait-elle à redouter de ces vieilles pierres à l'esthétique repoussante, mis à part le fait d'en faire échouer la vente ? Exerceraient-elles sur sa personne un effet subjectif ? Et puis... Elle n'est pas craintive de nature. Et tout le monde sait que les fantômes, ça n'existe pas !... Alors... Que diable ! Bien que le mot soit mal choisi... Il lui faut se reprendre ! Il y a des choses qu'il faut accepter sans se poser de questions. Elle se doit d'exorciser ses peurs et ses phobies afin de commencer son inspection sans plus tarder et s'assurer que tout est en ordre. Elle n'a pas le choix. La bâtisse ne compte pas moins d'une quarantaine de pièces qui s'étendent sur trois niveaux.
Elle a ravalé nerveusement sa salive à plusieurs reprises, avant de se risquer à poser le pied sur la première marche du grand escalier en spirale qui mène aux étages. Les boiseries anciennes craquent bruyamment sous ses pas hésitants, ce qui contribue à accentuer encore cette atmosphère de cauchemar. Elle a recommencé à frissonner, sentant au fond d'elle-même sourdre de nouveau une folle angoisse. Sur le qui-vive, la voilà qui se prend tout à coup à décortiquer le moindre bruit suspect.
Elle vient d'emprunter le grand couloir tortueux, sombre et sinueux du premier étage, avec l'étrange sensation qu'il ne la mènera nulle part. Le parquet qui grince sous ses pas renforce encore ce sentiment d'insécurité. Mais elle vient de tressaillir ! Retenant son souffle, elle a tendu l'oreille... Oui, elle en est pratiquement certaine... Un bruit émane du rez-de-chaussée !... Ses pulsations se sont subitement accélérées... C'est une porte qui vient de s'ouvrir dans le grand salon qu'elle a traversé quelques minutes auparavant. C'est à présent parfaitement audible, et même de plus en plus accentué... Quelqu'un est en train de gravir l'escalier et elle perçoit un bruit métallique, ressemblant singulièrement à un cliquetis de chaînes ! Plus de doute... Elle a cette fois la sensation d'être la victime choisie, attirée vers le lieu où le monstre l'attend, comme l'araignée guettant la mouche...
Sans même prendre le temps de réfléchir, elle s'est jetée sur la porte de la première chambre qu'elle referme précipitamment derrière elle. Après un coup d'œil circonspect, elle s'est tapie derrière l'armoire qui meuble les lieux. C'est un sentiment de panique qui est cette fois en train de la submerger. Elle en retient même sa respiration. On se déplace dans le couloir... Le pas qui résonne comme une menace latente à la manière d'un écho maléfique durant une poignée de secondes, s'atténue toutefois peu à peu, semblant se perdre dans le néant.
Avec mille précautions, elle se prépare à quitter la pièce. La main sur le bec-de-cane, elle prête l'oreille avant d'entrebâiller la porte pour risquer un œil dans le couloir. Le passage est désert. C'est sur la pointe des pieds qu'elle s'empresse de rebrousser chemin et descend précipitamment les marches du grand escalier. Elle a rejoint le grand salon sans même s'être retournée et s'est déjà pressée vers la sortie, lorsqu'à l'instant où elle passe une nouvelle fois devant le portrait de Cornelius dont le visage aux traits ahurissants et à l'aspect diabolique paraît la défier de son regard de braise, celui-ci chute lourdement sur le sol.
Une main sur la poitrine, elle s'est retournée, guettant le démon qui habite sans nul doute ces lieux ensorcelés et qui doit s'être lancé à sa poursuite... Il ne va plus tarder à se manifester et elle s'est mise à trembler de tous ses membres. Mais seul un silence sépulcral et inquiétant répond à son tourment. La caricature de l'étrange bonhomme qui gît à ses pieds semble rire de son désarroi et c'est un coup de talon rageur qui vient de mettre un terme à cette horrible défiance.
La gorge nouée par l'angoisse, elle reprend peu à peu confiance et réalise bientôt la stupidité de son geste d'humeur. Mais son cœur a cette fois fait un bond dans sa poitrine et une lueur d'effroi s'est allumée dans ses prunelles, tandis que les traits de son visage reflètent l'épouvante... Elle sent un souffle chaud et haletant sur sa nuque et des mains froides et visqueuses se sont posées sur ses épaules...
- Sylvia ! Hé Sylvia ! Ce n'est pas le moment de piquer un roupillon !
Penché sur elle et la secouant énergiquement, c'est le visage amusé de son amie et collègue de bureau Karine, qu'elle distingue en entrouvrant timidement une paupière.
Affalée sur son bureau, Sylvia met quelques secondes avant de reprendre totalement contact avec la réalité...
- Me suis assoupie... Souffle-t-elle du bout des lèvres, les yeux hagards et l'air penaud, tout en étouffant un bâillement et en se redressant sur un coude, le cerveau encore embrumé.
- Je vois ça... Constate Karine avec un sourire pincé... C'est vrai que cette semaine a été des plus éprouvantes et...
Mais elle a aussitôt interrompu sa remarque, le timbre d'appel du téléphone venant de résonner.
Après s'être saisie du combiné, elle échange quelques paroles avec la personne se trouvant à l'autre bout du fil avant de se tourner vers sa collègue, tout en replaçant l'appareil sur son support.
- Tu vas pouvoir te dégourdir les jambes !... Lui lance-t-elle avec un gloussement amusé... C'était le patron. Tu ne devineras jamais !
- Deviner quoi ? T'en prie. Suis pas trop dans mon assiette aujourd'hui.
- Tu te souviens... Cette vieille bicoque ? Le manoir de Cornelius ? Hé bien... T'as plus une seconde à perdre. Le patron désire que tu fonces là-bas voir si tout est en ordre. Un client souhaite la visiter demain dans la matinée. | | |
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