| Monde bicoloreUne rencontre au détour d'un rayon de grand magasin... Et deux vies qui basculent vers une histoire en blanc et noir.J'ai connu Corinne, il y a quelques années. Dizaines d'années même. Il y a plus de trente ans en fait.
C'était au détour d'un rayon chez Castorama, entre pots de peinture et tapis frangés. Ce fut le coup de foudre, ou l'appel libertaire peut-être. Difficile à dire, c'était les années 70, et l'amour n'avait comme pendant que la possibilité nouvelle de choix libres et autonomes, de décisions prises sur un coup de tête et imposées à quiconque aurait pu y trouver à redire.
Dieu sait pourtant que l'on ne se ressemblait pas. J'étais austère, plutôt figé, elle était drôle, amusante et amusée de tout, gaie comme un pinson qui se serait ravi de n'importe quelle saison. J'étais vêtu de couleurs classiques et sobres, elle aimait les couleurs chatoyantes et vives, peignant le soleil en fond de toile sur les murs de sa chambre, ou prenant pour modèle le bleu azur des cartes postales de vacances. Je passais mes journées assoupi dans la cuisine lorsqu'elle dansait dans le jardin, savourant les caresses de l'herbe qui frôlait ses mains nues tandis qu'elle enchaînait roue sur roue, jamais fatiguée.
Nous étions opposés et c'est sans doute pour cela qu'elle m'aimait tant. Elle m'a toujours défendu, protégé. Aux amis et membres de la famille qui se rendaient chez nous et qui me critiquaient, Corinne répondait qu'elle n'en avait jamais connu de fidèle comme moi. Ils s'accrochaient pourtant, cherchant à lui démontrer que je ne lui correspondais plus, que j'étais dépassé, qu'elle avait besoin d'un autre qui lui procurerait plus de joies, qui saurait traverser la porte de la cuisine pour se rendre dans le salon, qui porterait des couleurs assorties aux siennes.
Mais la femme de mon destin n'en avait cure. Têtue, obstinée jusqu'à en renier sa propre raison, elle n'a cessé d'aimer que moi pendant plus de trente ans. Tous les soirs de cette vie, elle est revenue vers moi avec la même joie de me retrouver. Imperturbable dans son adoration. Jusqu'à l'arrivée de cet homme en tout cas.
C'était un soir d'avril, il y a deux ans. Je m'en souviens très bien parce que l'air était particulièrement doux et que depuis peu le cerisier en face de la fenêtre avait recommencé à fleurir. Je l'ai senti venir comme on ressent l'imminence d'un danger au fond de ses entrailles, quelles qu'elles soient. Il a fait irruption dans la cuisine, Corinne sur ses talons, et m'a jaugé avec une condescendance que je n'avais jamais connue, même pas chez les amis de Corinne les plus véhéments à mon égard. Cet homme m'a littéralement déshabillé du regard avant de lancer à Corinne un jugement sans appel : "Couleurs ringardes".
J'étais foutu.
J'étais devenu ringard.
Corinne avait décidé de me jeter dehors, cédant aux sirènes de la cinquantaine et du besoin d'une "vie nouvelle". J'étais vieux, usé, dépassé, je n'avais plus ma place auprès d'elle.
Je me répétais ces mots avec l'espoir qu'ils ne soient que le reflet de mes appréhensions. Mais ils ont surtout été un miroir de vérité : Corinne m'a remplacé.
Mais elle ne m'a pas jeté dehors, ça non. Enfin pas complètement. Elle disait que j'étais trop important pour elle, que j'étais son exact opposé dans mon austérité et ma sobriété, que j'étais le premier choix de ses 20 ans, issu d'une époque révolue qu'elle gardait en bandoulière comme le souvenir de ses premières libertés. Elle m'avait aimé tout entier lorsqu'on s'était choisi, il y a trente ans au détour d'un rayon chez Castorama. Elle n'a gardé qu'un peu de moi, mais elle a gardé le principal : mon essence, mon blanc et mon noir, un peu des deux, ternis par le temps, mais conservés par ses soins, et désormais encadrés et mis sous verre dans la cuisine, mon lieu de vie. J'ai été remplacé par un autre plus jeune, plus brillant, fait de matières révolutionnaires. Il ne se contente pas de recouvrir le sol de la cuisine, il a aussi pris place dans le salon et la salle à manger.
Le reste de moi a fini dans une brocante, amputé d'un petit bout de lui, et je me meurs tout seul, me demandant ce que le sort me réserve pour fin.
"Maman, viens voir, c'est joli ça, c'est blanc et noir, c'est tout doux. Regarde c'est pas cher, ça irait bien pour notre cabane avec les copains, ça serait bien hein ? On dirait le sol de la cuisine de Mamie, tu sais, il est pareil, hein Maman, c'est vieux tu crois ?"
Je ne suis pas vieux, je suis un linoléum à damiers des années 70. Je suis blanc et noir, et Nicolas m'appelle le "lino de société" à cause des jeux de dames et d'échecs sans fin qu'ils inventent avec ses amis. On s'est rencontré l'an dernier, c'était à une brocante, et dès que l'on s'est vu... | | |
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