| Monologue du crachinTexte écrit en monologue sur l'acte de conspuer verbalement.Cracher du venin. C'est l'activité que je croise partout la plus fréquemment. Les langues ne se délient jamais mieux que pour insulter, calomnier, agresser, directement ou insidieusement. Non que la diversité du venin manque : il en est de tous les goûts, de toutes les couleurs, de tous les partis, allant du plus vif sans chichis au plus subtilement dirigé. L'un des exercices réflexifs les plus en vogue étant de justifier la manière dont on crache le sien propre en désignant les mobiles psychologiques qui poussent les adversaires à déverser le leur de telle ou telle manière ; de mettre en valeur la pseudo infériorité d'un certain "type" d'individus, sous entendant la supériorité de celui qui affirme implicitement ne pas appartenir à ce type.
Pour quoi ? Quelle est la motivation ? Il y en a sans doute autant que de venins différents, mais ce qui plait dans tout crachat est peut-être bien qu'il confère un sentiment de puissance à celui qui l'effectue, qui constitue une consolation temporaire à un état de vague à l'âme, de dépression, de complexe d'infériorité ; ou un exutoire contre une agression diverse. Il me semble que souvent les agresseurs verbaux sont avant tout des agressés, conscients ou non, dans un autre contexte que celui de leur discours, qui leur sert surtout de subterfuge pour détourner l'attention d'autrui, ou la leur propre, du domaine où ils se sentent acculés ou dans lequel ils ont honte d'eux-mêmes.
Ainsi je les vois se déchirer dans la joute, plus souvent encore se mépriser à demi-mot, chacun choisissant pour armes celles qui passent pour être les plus commodes dans leur milieu : ainsi sera la franchise exaltée contre les hypocrites, la subtilité contre la stupidité, le flegme contre la défensive, la bonne conscience contre la complexion : l'attitude du "droit dans ses bottes" (quelle que soit la signification de ceci, variable selon le contexte) contre celle de celui ayant quelque chose à se reprocher ou de celui qui est en position de faiblesse selon une certaine échelle de valeurs.
C'est à peu près toujours le même combat qui se joue : il s'agit de prouver par des mots que l'on est "meilleur" que l'autre, de désigner un bouc émissaire à la robe bien noire pour étaler sa propre pseudo blancheur, de faire de son propre idéal l'idéal par excellence, celui qui surclasse tous les autres, et par la même occasion faire d'une pierre deux coups puisque l'on est du bon côté, puisque l'on est dans le même camp que cet idéal ; c'est par conséquent démontrer que l'on a raison de croire à ce que l'on croit, mais surtout d'être ce que l'on est. Les factions s'affrontent depuis la nuit des temps, il y en a toujours de nouvelles, les anciennes reviennent au jour régulièrement, et il y a toujours d'autres individus pour se choisir un blason.
Et même celui qui ne jure que par lui-même aura besoin pour ce faire d'employer un critérium commun, reconnu, approuvé par un groupe de personnes, par une communauté d'individus. Celui qui ne jure que par lui-même, s'il éprouve le besoin de prendre des témoins, fait étalage sans le vouloir de sa dépendance à la bénédiction d'autrui pour exister, pour revendiquer ce qu'il croit être lui-même, pour recevoir son propre ticket "a le droit de faire ce qu'il fait, de penser ce qu'il pense, etc.". Quand le langage sert avant tout à rabaisser qui est en face, c'est probablement que son détenteur se sent en permanence le besoin de se justifier lui-même, pour lui-même ou pour autrui.
Je suis en colère contre le venin, car je sais ce qu'est la mauvaise conscience, je pense savoir aussi qu'elle n'est jamais justifiée dans l'absolu, qu'elle est donc inutile et ne profite jamais à celui qui l'éprouve. La mauvaise conscience est une arme psychologique, qu'il faut inoculer chez certains autres, par vengeance peut-être, par mesure de sécurité parfois, par sadisme quelquefois. Et je suis en colère contre le venin car je sens en moi la tendance pathologique à la mauvaise conscience, trop chrétienne, trop occidentale, trop aveu de qu'il reste en moi de paresse devant la vie. Je consacre trop de temps à combattre la mauvaise conscience que pour pouvoir dire avoir une vie joyeuse.
Et qui donc en est responsable sinon les grands calomniateurs, les moralistes, ces pantins de droite au service de ces revanchards de gauche, ou serait-ce le contraire ? Après avoir éprouvé la vanité, la vacuité plus encore, de la morale, comment ne pas être frustré d'éprouver encore de la mauvaise conscience, de se donner à soi-même le triste spectacle d'un apitoiement malsain et dont on sait déjà qu'il ne repose sur rien de réel, sur rien qui ne soit plus désormais justifié ni important pour soi ? Comment l'instinct d'apitoiement a-t-il été possible sinon par le venin de ceux qui définissent la culpabilité, le jugement, la valeur morale ?
Voici donc mon propre venin, d'autant moins violent qu'il est moins vigoureux, car voici mes ennemis, ceux qui me font le plus de mal. C'est toujours ainsi : on s'attaque à ceux qui nous font ou nous ont fait du tort, ou du moins à ceux que l'on croit reconnaître comme tels. Et dans mon cas ceux qui m'ont font le plus de tort sont ceux qui m'ont appris étant enfant à mépriser ce que je préfère dans la vie, c'est-à-dire créer, jouer, rire, bâtir du sens, décoder du sens, sans la moindre considération morale. C'est ce dernier point qu'ils ne peuvent accepter. Il faudrait que nous autres, qui éprouvons le bonheur de l'élan artistique, prêchions pour la chapelle. Or c'est justement ceci qui ruinerait, en la dénaturant, en l'affaiblissant, toute joie à notre activité, notre seule activité réellement importante à nos yeux, notre prioritaire vœu de plaisir dans une vie.
Mais il est désagréable de découvrir à quel point l'ennemi est faible, et c'est sans doute pour cela que le venin à leur égard est si mol, si tempéré, si las : c'est qu'il se sait regrettable ; car découvrir les petits motifs des adversaires, leur petit caractère, c'est sous-entendre du même coup tout ce que l'on a soi-même de semblable à eux, à cause justement que ce soit eux qui soient choisis pour adversaires, et du même coup pour mesure bien pitoyable pour soi-même. Mais je ne voudrais pour autant ressembler aux autres braillards, soi-disant idéalistes mais authentiques barbares assoiffés de victoires faciles, de massacres en commun, de sensation de puissance dans l'écho du groupe. Quel aveu de pauvreté individuelle que d'en être réduit à se fondre dans un groupe, ou dans une idéologie. À nouveau je crache mon venin, celui-ci est peut-être plus sincère.
La beauté des êtres est rare, et il serait tentant de croire que tous humains sont laids, que tous cieux sont laids, que toute matière est bête, que l'univers entier est un cactus rebutant, hideux, indésirable ; mais ce serait là un autre mensonge, suscité, celui-là, par la lassitude, ou le rachat, voire même plus insidieusement par l'avantage de la relativité : "Si le monde entier est laid, moi-même ne suis pas plus laid que le reste. À défaut de me plaire, au moins ne me trouve-je pas plus repoussant que tout le reste." Mais serait-il pour autant préférable de jouer le jeu de la mauvaise conscience, et de se trouver authentiquement laid par rapport à des autres qui remporteraient alors la victoire d'avoir fait éprouver ce sentiment ? Il n'y a pas d'issue si l'alternative est posée de cette manière. C'est probablement que le repère est mal choisi.
Y aura-t-il autre chose que du nihilisme dans ces lignes ? Peut-être bien, mais cela tiendra alors en une ébauche, modeste. Tout le travail restera à faire, ce ne seront que de premiers rails, comme d'autres pourraient convenir. Vaquons-y sans plus attendre : je n'ai plus envie de perdre mon temps à cracher du venin, ni contre moi-même ni contre quiconque, et, sans verser dans l'euphorisme, le bisounoursisme, il m'apparaît aujourd'hui clairement qu'il est plus joyeux de créer ou de détruire que de ruminer. Imaginairement ou réellement, c'est dans l'action joyeuse qu'il y a le plus de joie. En arriver à parler par tautologies ne me dérange pas, tant la logique du contradictoire a encore de beaux jours devant elle.
Et que donc si tout ce que je désire est d'avoir les pieds légers, cela m'est accessible, puisque je sais comment faire. De là, si je choisis plutôt de m'inquiéter encore, c'est que je le veux bien. J'en conclus que pour moi tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes.
En définitive, il reste ce simple constat : tristement dit je ne vaux pas mieux que tout le reste, joyeusement dit tout le reste ne vaut pas mieux que moi, énoncé dans un sens ou dans l'autre selon que l'on s'apitoie ou se rachète, tout le problème ne tenant qu'en le concept de valeur, qui détermine également s'il s'agit d'un problème ou non.
Pas de conclusion qui tienne : les arnaques pullulent, le sens est partout et plus important à tel endroit selon ce que l'on recherche dans la lecture. Le lecteur aussi est quelqu'un qui recherche quelque chose. Du rêve ou du venin, surtout, avec l'avantage indéniable qu'il est déjà cuisiné, préparé, assaisonné. L'injure serait d'aller jusqu'à tout prémâcher, de façon à ce qu'il ne reste plus qu'à digérer : ce serait prendre le client pour un incontinent.
Bon appétit. Sincèrement. | | |
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