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Pour une montagne de fric

Nouvelle semi-réaliste, d'anticipation, qui a pour thèmes le jeu, la technologie, mais aussi l'insertion professionnelle.


J'avais besoin d'argent, et dans la vie qui est la mienne, c'est le genre de chose que les gens flairent très vite, surtout ceux qui sont à éviter comme la peste.

Je vivais seul depuis des années. Après avoir achevé des études en psychologie, j'étais parti de chez moi, au soulagement de mes parents qui s'étaient empressés de participer aux frais de mon premier appartement.

A l'époque, j'étais convaincu que je ne tarderais pas à trouver un emploi, et à débuter tranquillement ma vie active à moi. Après tout, j'étais un universitaire. C'était ce que je me disais. Et bien sûr j'étais un optimiste.

Il ne m'a pas fallu plus de quelques semaines pour comprendre que je ne pouvais pas tout bêtement ouvrir un cabinet et me lancer à l'aventure. S'il est vrai que j'aurais de toute façon eu de gros problèmes de clientèle, à une époque où les gens se détournent de plus en plus des psychologues alors qu'il y en a de plus en plus qui ont pignon sur rue, ce problème ne s'était même pas posé : je n'avais pas eu les moyens d'ouvrir un cabinet, tout simplement. Et il était impensable de recevoir dans mon petit appartement, qui comptait tout juste assez de mètres carrés pour me permettre de vivre plus ou moins correctement.

J'ai aussi pensé à me faire assistant d'un professeur d'université, mais il aurait fallu pour cela me remettre aux études, pour l'obtention d'un doctorat. Et quand bien même je l'aurais eu que les autres diplômés en psychologie, ceux qui étaient sortis la même année que moi, auraient déjà pris de l'avance et brigué les places. Cette option est donc elle aussi très rapidement tombée à l'eau.

Je me suis alors rabattu sur une autre possibilité : entrer au service d'un psychologue professionnel. Mais la problématique de départ est revenue au galop : ils étaient déjà tellement justes dans leurs finances qu'il ne leur serait, à aucun d'entre eux, venu à l'idée d'engager du personnel supplémentaire. C'étaient des choses qui ne se faisaient plus.

J'ai donc bien fini par me résigner à briguer des petits boulots temporaires, qui bien évidemment n'avaient rien à faire avec mes qualifications de base. Je n'aurais même pas eu le bénéfice d'employer ma psychologie sur les patrons ou sur les cadres, car dans ces jobs-là, on ne monte jamais, ou si peu sur une période temps affreusement longue, pour au mieux terminer en espèce de contremaître figuratif au moment de son quarante-cinquième anniversaire.

J'ai donc ramené quelques maigres salaires pendant plusieurs années, continuant de me chauffer mes plats en solitaire dans mon petit appartement de centre-ville.

Oh il y a bien eu des filles pour transiter par mon matelas, mais jamais davantage que cela. Aucune d'entre elles n'aurait été assez folle pour s'engager avec un jeune homme sans avenir comme moi.

Au cours de ces années, j'ai vu des mois s'écouler à une vitesse folle, ceux où je partais tous les matins pour ma journée de dix heures de travail épuisant, du lundi au samedi. J'ai fait des usines, j'ai fait des chantiers, j'ai fait des cuisines, et j'ai fait des malaises. D'autres, comme ceux d'hiver, n'en finissaient pas. Malgré le petit poêle à mazout que j'avais, et qui ma foi ne fonctionnait pas mal, j'avais du mal à fermer l'œil lorsque la température de dehors tombait en dessous de moins dix. Je me souviens d'heures entières à me recroqueviller, à me frotter les mains, et même les pieds. Il faut dire que je n'ai pas la meilleure des circulations sanguines non plus.

Bref, j'en ai rapidement eu assez.

Je suis progressivement passé à des méthodes plus hasardeuses ou scabreuses, mais plus rapides.

J'ai fait le gigolo pour vieilles dames, sans toutefois jamais aller jusqu'à abaisser mon slip. À vrai dire, mon rôle s'arrêtait la plupart du temps à aller manger au restaurant, mais à mon grand regret, je n'ai pas financièrement pu éviter que ma langue aille traîner dans de forts vieux endroits.

Et surtout, je suis devenu un spécialiste du bingo. Je connaissais tous les cafés dans un rayon de plusieurs kilomètres autour de mon appartement, ce qui dans une grande ville était énorme. J'avais même déjà été serveur occasionnellement dans plus de la moitié d'entre eux.

Cette expérience m'a permis d'observer les joueurs, et surtout les machines. Le temps allant, j'ai acquis un flair incomparable pour ce qui était de deviner quelle machine avait envie d'accoucher d'un petit bébé. Je ne jouais pas deux fois la même semaine au même endroit et, la plupart du temps, je gagnais. Douce illusion... Car sur le temps que j'engrangeais de petits bénéfices au jeu, je travaillais moins, beaucoup moins. Ce n'était pas tant me rendre au travail qui posait problème, c'était assurer une liste continue de jobs à venir lorsque les précédents viendraient à terme.

Je n'en ai pas pris conscience, ce devait être inconsciemment volontaire. Je jouais de plus en plus et travaillais de moins en moins. Mais financièrement, je tenais toujours le coup.

J'ai continué ainsi jusqu'à il y a quelques mois à peine.

Quelque chose d'effroyable s'est produit entre temps, que je n'avais pas prévu ni n'aurais pu prévoir. Tout mon mode de fonctionnement s'est brisé le jour où c'est entré en vigueur : ils ont changé le modèle des Bingos.

Toutes mes vieilles habitudes sont devenues mes ennemies, et j'ai commencé à perdre dès les premiers jours. Le problème, c'était que la frustration aidant, je m'énervais, et qu'en m'énervant, je jouais encore moins bien.

Plus qu'en situation précaire, je me suis rapidement retrouvé sur la paille, complètement sans le sou.

Dans l'urgence, j'ai accepté de servir d'esclave sexuel à un couple de bourgeois sado-masochistes. Pas de chance pour moi, ils ont trouvé mieux que moi dès après la première séance, et la première paye, si elle était loin d'être ridicule, n'a pas tenu bien longtemps.

J'étais bloqué.

Je me suis presque vu frapper à la porte des quelques dealers dont je connaissais l'adresse (j'en ai vu, du monde), pour me reconvertir dans le trafic de drogue. Mais ce pas-là, je ne l'ai pas franchi. Ce n'est pas que j'aie tant de scrupules, mais je sais que leur clientèle privilégiée est constituée de collégiens.

Au bout du compte, je m'en suis "sorti" autrement, d'une façon romanesque au possible, complètement surréaliste, une proposition à ce point improbable que personne n'aurait marché. C'est d'ailleurs pour cela que j'ai signé : parce-que je me demandais si ce n'était pas une blague, après tout, or j'étais curieux, et joueur...

C'est de la bouche d'Henry qu'est sortie l'information brûlante qui m'a fait frétiller les oreilles.


"Toi, t'as besoin d'pognon."
"Non, sans dec', ça se voit tant que ça ?"
"Cool, mec, ça arrive."
"Tu peux garder ta putain de pitié pour toi, Henri, tu veux ?"
"Qui t'a parlé d'pitié. Si j'te disais que j'connais un moyen de gagner une montagne de fric en une ou deux journée maxi, tu m'croirais ?"
"Je ne sais pas si je te croirais, mais même si ton affaire n'existait pas, je crois bien que je tenterais le coup."
"T'as quelque chose à perdre ?"
"Non."


Non. C'est ce que je lui ai répondu. Rien à perdre, Henri. Je n'ai aucune valeur, je m'en fous de tout, tu peux y aller, Henri. Je m'énerve, parfois, quand je m'y mets. Et je m'y suis mis, là, et bien !

Le deal était simple : Henri connaissait un certain Monsieur Richard. Monsieur Richard, sans doute un pseudonyme teinté d'un certain humour, était riche, très riche. Et Monsieur Richard aimait par-dessus tout jouer aux échecs – Je dois dire que moi aussi j'ai eu du mal à saisir le rapport. –. Monsieur Richard, qui approchait de ses quatre-vingt trois printemps, cherchait un adversaire pour une partie, une seule.

L'enjeu ? Enfantin : si l'adversaire de Monsieur Richard remportait la victoire, il deviendrait son successeur testamentaire, ce qui n'éait pas chose négligeable, surtout lorsque l'on savait que Monsieur Richard souffrait des prémices d'un cancer des testicules.

Si Monsieur Richard gagnait, eh bien, il avait le droit contractuel, et parfaitement légal, d'envoyer le corps encore en vie de son adversaire par paquet recommandé à son Institut de Recherche, implanté chez les ricains, qui travaillait sur la neurologie, la neurologie "très appliquée" dirons-nous (J'ai cru comprendre qu'ils étaient sur un projet de processeur révolutionnaire à base de micro-tissus nerveux, en association avec Intel, pour le plus grand confort des utilisateurs.). Un comble pour un licencié en psychologie comme moi.

J'ai failli m'étouffer de rire avec ma bière quand Henri a eu terminé de m'expliquer l'histoire. Et j'ai topé-là, tant je la trouvais bonne, celle-là.


Est-ce que je sais jouer aux échecs ? Oui. Et pas qu'un peu. J'ai commencé à jouer à l'âge de sept ans et je battais mon père un an plus tard. Rares étaient ceux qui parvenaient à me mâter. J'aurais pu m'inscrire dans un club, mais celui le plus proche était trop loin, et aucun bus ne m'y emmenait directement. À l'université, il y avait bien entendu un cercle d'échecs, mais j'étais bien trop modeste pour aller me frotter aux ingénieurs boutonneux arborant de grosses lunettes carrées (une image que je me faisais d'eux, car à vrai dire, on ne le voyait jamais). Qu'est-ce qu'on peut être con quand on est jeune. Et en général, ça ne s'améliore pas avec l'âge. La preuve.
En clair, j'étais un honorable joueur amateur. Le premier joueur de niveau professionnel venu m'aurait certainement mis une raclée, mais non sans mal cependant.

Toutefois, il valait mieux être prudent.

Henri a eu l'insurpassable gentillesse de m'héberger chez lui les quelques jours avant la "rencontre", pour que je puisse m'entraîner contre les geeks "tcheckeux" de Yahoo. Com sans interruption, à part pour manger des pizzas, boire des cafés, aller pisser et m'offrir des siestes de quelques heures.

En échange, bien entendu, je m'engageais à reverser 25% de l'héritage à mon grand copain Henri, car après tout n'est-ce pas, "c'est lui qui avait eu l'idée".

Ce n'est pas lui qui aurait filé outre-Atlantique, toute synapses ouvertes, en cas de défaite par contre, mais ce n'étaient pas là des remarques à faire.

La veille de la rencontre, j'étais classé dans le top 10 de Yahoo. Com sous l'onglet "Chess", ce qui est, je précise, une performance internationale. Pour tout dire, j'ai été dixième vers 8h03 du matin, c'est à dire vers 2h03 à New York, en sachant que les russes n'aiment pas jouer à des jeux sérieux sur le Net – Plutôt se tirer une balle, non mais ! –.



Et là maintenant je suis toujours sur le PC d'Henri. Il dort encore. Nous sommes sensés nous lever dans deux heures, et je suis sensé avoir pris une bonne nuit de repos pour être en forme. Henri a même prévu de me presser un authentique jus d'orange dès son lever. Il est gentil, n'est-ce pas ?

Je me suis dit que l'histoire était trop excellente pour ne pas être notée quelque part. Henri la trouvera dans un de ses fichiers quand il rentrera, quel que soit le résultat final. J'espère bien qu'il vous la fera lire.


Est-ce que je pense que je vais gagner ?

Franchement... Je crois que j'ai mes chances.

Et si je perds, eh bien... Salut la compagnie. Dans ce cas je n'aurai jamais une femme et des gosses comme j'ai toujours voulu, surtout un fils.

Je l'aurai un peu cherché, pas vrai ?

Mais ce que je veux dire dans cette histoire, et peu importe comment elle se termine, c'est que, pour en arriver à de pareilles extrémités, il faut quand même vivre à une bien drôle d'époque ; c'est que, pour que j'en sois arrivé là, et pour que tout ceci ait seulement pu être possible, il doit bien y avoir un problème quelque part, non ?

Vous ne trouvez pas ?


– Writed on Microsoft Word 2.002 NT 7, on February 1st 2019 –
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Re: Pour une montagne de fric
Posté par f.m.koj le 10/02/2006 05:46:25
Sympathiques encouragements.

Cyrille999 : pas se sentir concerné comme ça :))
Re: Pour une montagne de fric
Posté par bananagou le 07/02/2006 11:52:32
Superbe! Un peu long, mais vraiment bien!

Une autre!

;-)
Re: Pour une montagne de fric
Posté par cyrille999 le 06/02/2006 08:03:45
Excellente histoire sombre à souhait. Dans quelle monde nous vivons ;-)

Bon, finalement, je vais faire le gigolo. Je gagnerais quelques années d'études ;-)


Cyrille
Re: Pour une montagne de fric
Posté par nanivorial le 04/02/2006 22:21:39
Waips, j'ai bien aimé, c'est vraiment bien écrit, et tout le reste :]
Re: Pour une montagne de fric
Posté par 7iris le 04/02/2006 12:50:50
Je viens de finir de lire ta nouvelle qui m'a littéralement scotchée, tant par le style d'écriture que par le fond en soi de cette histoire. C'est écrit très simplement, on a réellemnt l'impression d'être en face de celui qui raconte, et c'est tellement réaliste...
J'aurais bien aimé connaître le dénouement de cette partie insolite, mais je pense que ce n'est pas le but de cette histoire.
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Publié le 04 février 2006
Modifié le 07 janvier 2006
Lu 1 824 fois

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