| Vacarme, ténèbres et imaginationIntrospection, expérience de l'obscur, spéléologie vers l'immanence.Mes mains sont fermement appuyées contre mes pavillons. Je n'ai pas besoin de fermer les yeux : c'est la nuit, il n'y a pas de lumière dans ma chambre, les épais rideaux sont tirés à la fenêtre, et je ne parviens pas à voir de différence quand je ferme les yeux par rapport à quand je les ouvre. D'autant plus que j'ai tiré ma couverture au-dessus de ma tête, pour bloquer le passage aux dernières rais de lumière - l'émanation rouge de mon réveil électronique, le point vert de ma chaîne stéréo -.
Je me demande qui a inventé le concept de silence. L'expérience de soi est un vacarme. On entend résonner les battements du cœur, on entend les poumons qui se remplissent et se vident, on entend les fluides qui dévalent inexorablement l'œsophage, mais surtout, il y a ce son permanent, pour lequel on hésite entre la qualification de pulsation et celle de pétillement. Le son est là, toujours là, qui règne sur la lumière. Ce vacarme est peut-être le rendu de nos activités corporelles, fondues grossièrement en une seule fréquence. Peu importe, ce n'est pas le problème. Le véritable problème c'est que l'expérience de soi est tout sauf silencieuse.
Le monde sans lumière, le monde du son, ou plutôt le monde le leur perception, se rapproche de la réalité brute. L'élément supprimé, c'est le lointain. La notion d'espace est une notion visuelle. Dans le monde sans lumière, tout est proximité, tout est promiscuité. Le phénomène est d'autant plus puissant que les mains sur mes oreilles m'empêchent de percevoir tout autre son que celui que je fais, immobile dans mon unité, mais parcouru de mouvements rituels que je ne cesserai pas du simple fait de ma simple volonté.
Il y a ce je, qui fait toute la différence. Plongé dans une mise en place empirique de l'expérience cartésienne primale, j'entrevois très bien le dualisme entre l'âme et le corps. Car à cet instant, où le seul son qui puisse me rassurer est celui de ma voix imaginaire, je ne veux pas me confondre avec ce machine tout autour de moi. Et pourtant... Je sais qu'elle est moi.
Mais là je ne peux douter de mon corps : il est là, tout autour, il est seul, il est tout-puissant, et il m'emprisonne, moi l'idée de moi-même qui capte ce qu'il capte et qui mets des mots dessus, car je l'entends bientôt me parler. "J'ai faim" : ça c'est mon estomac qui gargouille, mais pas seulement. Il y a aussi mes muscles qui picotent, comme en manque de sucre. J'imagine mes mitochondries indignés de la torture que je leur impose, et je leur fais le même cirque au moins deux fois par jour.
Mais je ne vais pas leur donner raison. Pas encore. Ce serait trop facile. Me nourrir signifierait me lever et déserter ce monde inquiétant. Je commence à comprendre quelque chose de profond : j'avais besoin de me rendre ici. Affronter mes peurs, affronter la réalité, débarrassée des concepts et des objets distants. Et je commence à avoir peur, car je sais ce qui va venir bientôt.
Le bruissement de mon corps n'est pas en soi très inquiétant. Oui, bien sûr, moi l'idée de moi-même, moi l'immatérielle, cela me vexe de revoir mon statut à la baisse pendant un moment et de voir cette complexe machinerie reprendre tous ses droits sur moi, me laissant là sur le côté à ne pouvoir plus que l'observer. Mais ce qui va suivre est bien pire et je le sais. Car en même temps que je renoue avec mon corps, les évidences que j'avais oubliées me reviennent peu à peu. En fait je me rends compte que je sais comment va le monde et que je le sais depuis toujours, j'ai simplement fait des efforts abominables pour l'oublier : je ne "vois" pas, je "ressens" cet amas de cellule autour de moi, qui est moi, qui est mon maître, et j'IMAGINE ses adversaires.
Je redeviens le petit enfant. Mon imagination est faiseuse de mensonges, mais ce ne sont pas ceux qui rassurent, ceux-là. J'imagine LES INSECTES ! Ils sont là, partout, des acariens, des poux, des... Non, pas des insectes, les petites bêtes microscopiques. Les tissus de la membrane de mes organes pleins de vides où l'on peut se glisser ni vu ni connu. Ils me bouffent ! Je les imagine et je tremble, j'ai envie de me convulser. Aller vous-en ! Allez vous-en ! Que je voudrais leur dire, mais ils sont partout, et je ne peux rien faire contre eux.
L'IMPUISSANCE est là ! Tous ces petits monstres qui me parasitent, digèrent mes peaux mortes. Mais ceux-là ne sont pas les plus effrayants. Mon ennemie, mon ennemie de toujours, bien plus répugnantes que toutes les idées métaphysiques, se présente à mon IMAGINATION : l'ARRAIGNEE. Je la vois, avec plein de yeux et plein de poils et qui est un MONSTRE DE PUISSANCE INCONSCIENT ET MEURTRIER, qui serait prête à me foncer dessus et à me mordre et à pondre des œufs sous ma peau et à laisser ses bébés bouffer mes cellules pour grandir et puis percer ma peau et peut-être me tuer.
JE SAIS maintenant POURQUOI on invente les idées et les concepts : il faut nous sauver de la vision AFFREUSE de notre IMAGINATION, pas de celle des rêves, non, mais de celle qui produit les images des choses qui sont "là". Notre corps comme usine qui se bat contre une armée de bestioles invisibles. L'état de siège perpétuel.
Je suis venu pour vaincre, voilà ce que je me dis pour m'empêcher de chasser ces images. Mes peurs, les voici en face, et JE – DOIS – LES – VAINCRE ! Et je reste là en face, et foncez-moi dessus et bouffez et pullulez et grattez ! Continuez, moi je suis encore là : JE SUIS TOUJOURS VIVANT !
Et c'est là que je commence à comprendre...
Pas des ennemies.
Pas des ennemies.
Les bestioles mènent leur vie à une autre échelle que la mienne, et peu importe que je leur serve de planète. Pour elles je ne suis même pas un être, je suis une entité abstraite. Je suis un espace et je suis la mesure du temps. Je suis le dieu qu'elles ne peuvent pas concevoir et qui les craint.
Je peux être tranquille, je n'ai pas à avoir peur.
Et je remonte...
Je reviens dans la chambre pressurisée, l'étage intermédiaire. Je reviens dans l'obscurité et le vacarme de mon corps, je quitte l'imagination. Je me retrouve avec moi-même, avec ce corps que j'ai voulu renier.
Et c'est seulement alors que je peux aimer mon corps, qu'il me devient familier, complice...
Mon corps est redevenu ce vieil ami.
Loin de cet enfer intérieur pour lequel l'on a inventé le ciel.
Je l'écoute, alors, mon corps.
Il me dit qu'il a faim ? Alors soit, je vais me lever et le satisfaire, je lui dois bien ça, à mon brave protecteur. Je vais aller me dégoter quelque chose au frigo, et ce sera l'occasion de retrouver l'autre réalité, celle que je vois.
Je me lève, allume la lumière, et tombe en admiration : c'est cette réalité-là que je préfère, celle des objets que je vois et que je peux toucher.
Et bientôt je m'imagine le futur.
C'est cette réalité-là que je préfère :
Celle des êtres que je peux voir et que je peux toucher. | | |
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